Révélée au début du mois de juin 2015, l'affaire retentissante de meubles de prix du XVIIIe siècle faussement estampillés soupçonnés d'avoir été écoulés depuis des années un grand antiquaire du Faubourg Saint-Honoré n'est malheureusement pas le premier scandale qui a secoué la profession où le secret est resté de mise.
Les faux ont eu en fait la dent dure depuis l'antiquité lorsque des ateliers romains virent le jour pour produire des sculptures grecques dont les classes dirigeantes étaient particulièrement friandes. Plus tard, des artistes célèbres se plurent à réaliser des faux comme Michel-Ange qui céda à un cardinal une sculpture qu'il avait produite en prétendant qu'elle était antique alors que d'autres copièrent des maîtres sans songer toutefois à les plagier sauf que plus tard leurs oeuvres furent avantageusement attribuées à ces derniers.
Les productions de faux s'amplifièrent durant la deuxième moitié du 19e siècle dans les domaines de l'archéologie, des meubles, de la peinture et de l'orfèvrerie avant de toucher les maîtres modernes au début du 20e siècle tandis que des marchands en vue tel Lord Duveen se mirent à vendre des plagiats de meubles et de tableaux des XVe et XVIe siècles à partir des années 1920 tandis que des centaines de remarquables pièces d'ébénisterie furent diffusées par ce copieur talentueux que fut André Maillefert.
Le marché de l'art fut moribond à la fin de la Seconde Guerre Mondiale dont l'Europe sortit exsangue tandis que des antiquaires avisés achetèrent à vil prix des meubles, des tableaux et des objets d'art dont la valeur s'était écroulée en raison des restrictions imposées après ce conflit. Certains d'entre eux formèrent ensuite l'élite du marché de l'art parisien qu'ils contrôlèrent étroitement à partir des années 1970 en devenant alors les fournisseurs incontournables de riches clients français et étrangers.
Tirant profit au milieu des années 1980 de l'émergence du marché de l'art qui devint une annexe des marchés financiers, les grands antiquaires parisiens connurent alors une période de prospérité sans pareille sauf que leur profession avait déjà été affectée dix ans plus tôt par quelques affaires embarrassantes comme celle concernant une paire exceptionnelle d'encoignures en laque du Japon vendue à un patron du BTP par un marchand du faubourg Saint-Honoré après qu'on se fût aperçu qu'elles étaient à l'origine en marqueterie lorsqu'elles firent l'objet d'un article élogieux dans "Connaissance des Arts".
Il est utile de rappeler que des fers d'ébénistes célèbres avaient été vendus durant les années 1960 à l'Hôtel Drouot pour tomber alors entre des mains indélicates puisqu'ils servirent ensuite à l'apposition d'estampilles sur de nombreux meubles de prix ainsi trafiqués, un stratagème qui a perduré jusqu'à nos jours comme l'a démontré l'affaire à laquelle a été mêlé le grand antiquaire Jean Lupu.
N'ayant pas été le seul à céder à l'appétit du gain à travers l'utilisation de fausses estampilles, ce dernier aurait fait appel à un ébéniste talentueux pour reproduire l'intégralité du catalogue de meubles de la collection Wallace de Londres dont certains auraient été revendus pour des sommes astronomiques à Téodoro Nguema Obiang, le fils du président de Guinée Equatoriale poursuivi pour détournement de fonds publics provenant de ce pays dont la résidence située avenue Foch et son contenu ont fait l'objet en juillet 2012 d'une saisie par la justice française.
On peut aussi mentionner l'achat pour 60 millions de francs effectué par un groupe d'assurances auprès d'un de ses confrères réputés d'une paire de cabinets Boullle plus que douteux ou encore un bureau à cylindre vendu à Drouot sans estampille qui s'est retrouvé proposé à la foiré de Maastricht par un autre baron du faubourg nanti miraculeusement de celle du célèbre ébéniste Weisweiler, un meuble au sujet duquel une enquête de la police aurait dit-on été étouffée en haut lieu par crainte de nuire au marché parisien.
Ayant bâti leur réputation au fil des ans, les grands marchands ont fini par monopoliser le marché en vendant des meubles et objets d'art à des prix conséquents à de riches clients qui se sont fiés à leur statut et aux provenances de leurs acquisitions sans mettre leurs dires en doute alors que les possesseurs de pièces similaires ont toujours eu du mal à les faire authentifier s'ils n'acceptaient pas leurs offres.
La main-mise des grands marchands sur le marché leur a ainsi conféré une toute puissance redoutable en leur permettant d'y faire la pluie ou le beau temps au grand dam des antiquaires qui n'ont jamais pu adhérer à leur club très fermé où leurs avis ont toujours fait loi sauf que certains dérapages ont démontré que ce beau monde n'était pas exempt de reproches.
Il y a donc eu à l'évidence une omerta persistante parmi les grands marchands accompagnée d'actions de réseaux influents pour garder le couvercle sur des affaires sensibles sauf que la donne a changé depuis ces dernières années avec un assainissement de la vie politique qui a conduit à abolir les passe-droits et à mettre le hola sur certaines pratiques répréhensibles tandis que les juges d'instruction ont bénéficié de pouvoirs plus étendus.
Cela dit, les combines utilisées dans le monde feutré des grands antiquaires n'ont semble-t-il pas cessé puisque des faux ont continué à être vendus sur le marché, que ce soit en boutique ou dans de grandes manifestations comme la Biennale à Paris ou celle de Maastricht alors que selon des sources bien informées l'affaire Lupu a éclaté au grand jour suite à la vente par un commissaire-priseur parisien d'une bibliothèque Boulle proposée à 2 millions d'euros, ce qui avait paru étonnant vu qu'elle avait été achetée auparavant pour 40 000 euros chez Sotheby's en étant présentée comme "de style".
D'ailleurs, les experts de grandes maisons de vente auraient été plus d'une fois dupés en laissant vendre pour des sommes importantes des cabinets arrangés avec l'ajout de pierres dures, des pièces d'ébénisterie faussement estampillées ou même des meubles russes du 18e siècle fabriqués notamment en Pologne.
Un spécialiste a par ailleurs rapporté quelques exemples de meubles trafiqués vendus ces derniers temps ou prochainement aux enchères, comme une commode en laque de style Louis XVI passée en vente le 17 décembre 2014 avec une estimation basse de 8000 euros poussé par un antiquaire jusqu'à 39 000 euros qui a été proposée à la vente chez Koller en Suisse le 26 mars 2015 avec une estimation de 130 000 euros puis vendue le 28 mai dans une salle de vente de la banlieue parisienne pour 142 800 euros en se retrouvant nantie d'une estampille de Leleu que personne n'avait détectée auparavant.
Celui-ci s'est aussi étonné de voir un Dos d'âne en vernis Martin de couleur bleu attribué à Pierre Migeon en parfait état provenant d'une collection privée depuis 2001, sans aucune autre indication quant à son origine, appelé à être vendu le 9 juillet 2015 en estimant que son décor paraissait "surréaliste" tout comme une étrange paire de secrétaires Charles X en laque à décors de pierres dures estimée à 120 000 euros en se demandant si celle-ci n'était pas l'oeuvre d'un roi de la transformation surnommé "La Fleurette" dans le milieu des antiquaires.
A cet égard, ce spécialiste s'est plu à rappeler que des cabinets recouverts de pierres dures avaient surgi sur le marché il y a plus d'une dizaine d'années après la vente record du célèbre cabinet de Badminton qui lui ne souffrait d'aucune contestation.
Durant plusieurs décennies, le marché haut de gamme des meubles et objets d'art du 18e siècle a donc été contrôlé étroitement par une demi-douzaine de grands antiquaires qui ont veillé à préserver étroitement ce qu'ils ont considéré comme leur chasse gardée en faisant barrage à de jeunes confrères tentés de se faire une place au soleil dans ce domaine mais depuis la disparition ou le départ à la retraite de la plupart d'entre eux, leur forteresse s'est brutalement fissurée pour ouvrir la porte à des règlements de comptes en coulisses et à la propagation de rumeurs parfois malfaisantes comme celle laissant entendre que des centaines d'oeuvres et d'objets que des marchands juifs mirent à la garde d'un confrère lorsqu'ils quittèrent Paris précipitamment au moment de l'occupation allemande et dont près de la moitié avait disparu après la guerre n'auraient pas été restitués à leurs héritiers, un fait déjà constaté par ailleurs lors d'une perquisition effectuée à l'Institut Wildenstein où des oeuvres issues de la collection Reinach avaient été saisies par l'OCBC en janvier 2011.
On ne peut que constater que là où des sommes énormes ont été en jeu, certains antiquaires- pas tous heureusement- ne se sont pas gênés de tricher honteusement au risque de se faire prendre, ce qui prouve quelque part que les riches clients qui leur ont fait une confiance aveugle en achetant des pièces présentées comme prestigieuses et authentiques, sont loin d'être de fins connaisseurs.
Adrian Darmon