Où en est l'art ? Voilà la sempiternelle question que se posent les critiques depuis bientôt une trentaine d'années sans pouvoir trouver des réponses satisfaisantes face aux démarches des artistes, des galeries et des institutions alors que l'art contemporain a été en grande partie colonisé par les Etats-Unis.
A l'heure où l'on s'inquiète de la mondialisation, les pays européens, en dehors de l'Allemagne, se trouvent quelque peu démunis, tant en idées qu'en ressources financières, pour assurer la promotion de leurs artistes et faire rayonner leur culture à l'étranger.
Le fossé avec les Etats-Unis, où des œuvres se vendent à des prix faramineux dans les ventes publiques, ne cesse de s'élargir tandis que la plupart des artistes européens restent secondaires sur le marché et aussi en panne d'idées créatrices.
La société de consommation a ainsi investi le domaine de l'art qui, de tribal qu'il a été à l'origine est devenu trivial après avoir été antique, religieux, académique, moderne et avant-gardiste. Comme l'indique Harald Szeemann, commissaire de la Biennale de Venise qui s'est ouverte le 10 juin, les êtres humains se rencontraient dans le passé en allant à l'église alors qu'aujourd'hui, ils vont au supermarché.
Si on se réfère aux photographies géantes d'Andréas Gursky ou aux œuvres de Claes Oldenburg ou d'Andy Warhol, on se rend compte que la culture du supermarché est quasiment omniprésente dans l'art contemporain. L'art navigue aussi sur les eaux du social, de l'humanité ou de la publicité, surfant sur les vagues de la dérision, du clin d'œil ou du morbide et fendant l'écume des clichés et des B.D de notre civilisation.
On baigne dans l'art quotidiennement sans toutefois savoir si on plonge dans une mer propice au plaisir ou susceptible d'entraîner une noyade surtout que les créations des artistes n'expriment plus vraiment la liberté à partir du moment où ceux-ci sont pris en mains et imposés par ces clans qui régentent le domaine de l'art.
Il y a ainsi une sorte de cercle vicieux qui s'est créé depuis le début des années 1950 sous l'impulsion des Etats-Unis et sous leur influence qui fait que les artistes européens ou étrangers sont eux-mêmes amenés à subir l'influence des artistes américains comme l'Australien Ron Mueck, qui expose un gigantesque garçon hyperréaliste accroupi à l'entrée du parcours de l'Arsenal de Venise, une œuvre qui rejoint par le style celles produites par leurs collègues outre-Atlantique depuis les années 1970.
Présent à Venise, le Français Pierre Huyghe, spécialiste du travail sur les images filmées, n'a commencé à percer qu'en exposant à New York alors que globalement, les artistes se livrent peu ou prou à une forme d'art de propagande héritée de celle qui avait été instituée par la Russie soviétique, hormis le fait que maintenant, elle se décline à travers les différents symboles de la société de consommation. En cela, ils sont finalement les dignes héritiers de Warhol, pionnier en la matière avec ses effigies de stars et de personnalités, sa représentation du dollar ou de la boite de Campbell's Soup.
Rien n'a vraiment changé sinon que l'art contemporain a élargi son terrain d'action en empruntant les chemins de la provocation ou de la dérision et en utilisant des symboles ou des images de notre société, les drapeaux (Marco Neri, Jean-Pierre Raynaud et d'autres après Jasper Johns), les situations scabreuses (Maurizio Cattelan avec son pape foudroyé ou Hitler en train de réciter une prière), des formes gigantesques (Richard Serra ou Cattelan avec sa réplique de l'enseigne de Hollywood à Palerme), les catastrophes avec des représentations qui parfois glacent le sang, le morbide avec des animaux hybrides ou des personnages rafistolés au bistouri, la publicité, les produits alimentaires, les personnages de manga, les dessins animés de Disney ou de Tex Avery ou le kitsch avec Jeff Koons.
Tout cela fait que l'art contemporain rassemble tous les styles, toutes les audaces, toutes les démarches ou toutes sortes d'installations qui forment au final un fourre-tout où il y a à boire et à manger mais pas vraiment à se délecter car le menu proposé est souvent insipide, à l'image des produits sortis des fast-food américains. On peut ainsi se dire que l'art tout court a un rapport étroit avec l'art culinaire où les saveurs jouent un rôle primordial au niveau de la dégustation et c'est là quelque part une vérité comme il est tout aussi vrai que les tenants de la bonne vieille agriculture se battent de plus en plus pour faire barrage à l'invasion de la culture du fast-food en Europe et ailleurs.
Le combat est donc identique dans le domaine de l'art où nous ne saurions accepter sans rechigner le «n'importe quoi» né de notre société de consommation qui nuit à l'expression de la création et à la préservation de la culture dans de nombreux pays. Il paraît paradoxal et inacceptable qu'un artiste se doive d'abord d'être reconnu forcément aux Etats-Unis, donc ailleurs que dans son pays, pour se faire un nom d'autant plus que sa renommée pourrait un jour sembler usurpée à partir du moment où l'Europe se réveillera enfin.
Le problème est que, faute de moyens ou autres, de nombreux pays européens ont semble-t-il baissé les bras dans cette lutte contre l'hégémonie américaine alors même que l'ombre de celle-ci plane constamment sur les grandes foires européennes d'art contemporain. Cercle vicieux ou systèmes viciés, c'est du pareil au même et l'art européen ne pourra vraiment s'exprimer que le jour où il fera abstraction de ce qu'on en pense à New York ou de ce qui se fait là-bas pour pouvoir être reconnu.