2006 est l'année de Rembrandt puisque cette année marque le 400e anniversaire de cet artiste incomparable auquel plusieurs musées de la planète ont tenu à rendre hommage durant ces prochains mois. Plus de 90 expositions sont prévues durant cette année, notamment à Washington, Londres, Saint-Pétersbourg, Paris et même Melbourne alors que plus de 20 seront organisées rien qu'aux Pays-Bas, le pays qui vit naître ce grand maître de la peinture le 15 juillet 1606.
Au fil des siècles, Rembrandt devint une légende, surtout en France où il fut adulé par de nombreux peintres durant le XIXe siècle et pourtant ses oeuvres sont plutôt rares dans l'Hexagone, le Louvre n'en comptant que deux.
Plus que tout autre artiste, Rembrandt sut affirmer sa présence dans ses oeuvres à travers une multitude d'autoportraits peints sans concession durant son existence au point qu'on a décelé en eux une sorte de psychanalise avant la lettre qui a rendu ce personnage éminemment attachant aux yeux de ses admirateurs.
Au peintre s'est associé l'homme, dans toute la splendeur de sa jeunesse et la déchéance de la vieillesse, un individu avec ses extraordinaires qualités mais aussi ses nombreux défauts. On dira qu'il fut narcissique, et c'est vrai durant les années où il flirta avec la gloire qui le rendit riche et très sollicité. Mais après la mort de sa femme, la belle et insouciante Saskia, il dilapida sa fortune tout en devenant une sorte de paria après avoir offusqué la bonne société d'Amsterdam pour avoir vécu en ménage avec Geertje Dircx, la nourrice de son fils Titus, puis avec sa servante Hendrickje Stoffels. Pourtant, les années de sa décadence sociale le rendirent plus humain, plus sensible et plus proche des petites gens alors qu'il n'hésita pas à se montrer d'année en année dans ses autoportraits tel qu'il était, bouffi, fatigué, vieilli et désabusé tout en affichant en même temps une morgue ironique et arrogante avec peut-être l'intime certitude de passer à la postérité à travers ceux-ci.
Aucun artiste, pas même Chardin, lequel se représenta lui aussi tel qu'il était la vieillesse venue, n'osa aller aussi loin dans l'introspection pour s'affirmer, se questionner et se chercher comme le fit l'incroyable Rembrandt Harmens Van Rijn, ce fils de meunier et d'une boulangère de Leyde qui montra très tôt des dons inouïs pour la peinture en signant ses oeuvres de son seul prénom.
Admirateur de Raphaël et de Michel-Ange, le jeune peintre ambitieux fit un beau mariage en épousant Saskia, la nièce d'un marchand d'art qui lui apporta une dot confortable. Il coula des jours heureux et fastes jusqu'à l'âge de 36 ans en devenant la coqueluche de nombreux commanditaires mais sa femme mourut en 1642, un an après la naissance de leur fils Tituts, et tout se dérégla par la suite.
Son caractère insolent ou plutôt son côté indépendant forgé par son succès qui le rendit quelque peu vaniteux et orgueilleux prit alors le pas pour le mener progressivement vers une descente au enfers. Ruiné, cet amoureux des beaux objets qui avait collectionné sans compter, dut se défaire de ses trésors pour survivre, ce qui fut pour lui un déchirement. Ses anciens amis lui ayant tourné le dos, il prit alors conscience de la futilité de la vie et préféra se mêler aux gens du peuple, en fréquentant notamment le quartier juif où il se sentit étrangement proche de ses habitants, tolérés mais assez souvent raillés. Rébarbatif aux règles et à l'autorité, il peignit alors des oeuvres avec une extraordinaire liberté en utilisant peu de couleurs et en les appliquant même avec le dos de son pinceau ou ses doigts pour devenir dès lors le précurseur d'un nouveau style de peinture dont l'émergence eut finalement lieu trois siècles après sa mort.
Les Impressionnistes et Van Gogh furent parmi les plus admiratifs de ce peintre hors du commun qui bouscula les conventions de son temps avec un sens inné de la lumière et de la dramaturgie au point de faire pleurer ceux qui tombent amoureux de ses tableaux. On connaît avec certitude environ 300 tableaux de lui après le déclassement par le Rembrandt Research Project de 700 oeuvres durant ces dernières années, un grand ménage qui a fait frémir nombre de musées et de collectionneurs de par le monde.
En fait, s'il fut rejeté par les notables d'Amsterdam, Rembrandt fut beaucoup copié, notamment par ses élèves mais également par des suiveurs talentueux qui cherchèrent à le surpasser de sorte que lorsqu'il sortit de l'oubli au XIXe siècle, les historiens d'art et experts d'alors attribuèrent généreusement au maître de nombreux pastiches réalisés jusqu'au début du XVIIIe siècle. Ainsi, le célèbre tableau titré "L'Homme au Casque d'Or" du musée de Berlin tout comme le portrait de la mère de l'artiste appartenant à la reine d'Angleterre furent brutalement déclassés il y a quelques années par le Rembrandt Research Project qui a cependant confirmé il y a peu l'authenticité de deux oeuvres au château royal de Varsovie. On peut donc croire qu'il existe encore quelques toiles à redécouvrir dans les pays de l'Est ou ailleurs.
Il n'y a eu en réalité que les rebelles pour révolutionner la peinture, comme Vinci, Raphaël, Michel-Ange ou le Caravage pour ne citer que ceux qui précédèrent Rembrandt. Justement, le Musée Van Gogh d'Amsterdam organise jusqu'au 18 juin 2006 une exposition intitulée "Rembrandt-Caravaggio", une sublime confrontation entre le maître du clair-obscur de l'école du Nord et celui, mort en 1610, qui initia ce genre en Italie un peu plus tôt.
Ce sont 25 oeuvres qui sont présentées pour le plus grand régal des amateurs, un tournoi à distance entre la violence et la science de la mise en scène du Caravage et la richesse picturale de Rembrandt avec cette même volonté chez chacun de jouer subtilement avec la lumière. Un éblouissement magnifique né de la réunion savamment orchestrée de deux géants de la peinture, deux rebelles épris de sensualité et de beauté qui n'eurent pour envie que de peindre leurs semblables pour se dégager d'une forme d'idéalisation imposée selon les canons de leurs époques, appliquée certes par des artistes de talent mais dénués du sens de la liberté qui a le pouvoir de faire reculer les limites de l'audace.
A.D