Les récents résultats de grandes ventes aux enchères enregistrés par
Sotheby's ou Christie's sont de nature à laisser croire que le marché de l'art
est actuellement en plein boom mais à y regarder de plus près, ceux-ci sont à
relativiser.
Le nouveau record mondial établi à 179,4 millions de dollars pour
"Les Femmes d'Alger" (Version O) de Picasso a laissé les observateurs
rêveurs en leur faisant oublier au passage qu'un tel prix finalement dans la logique des
choses s'ils prenaient la peine d'analyser les meilleurs résultats des années
1990.
Pourquoi ? Tout simplement parce que le nombre des millionnaires de la
planète a explosé en 25 ans pour attirer bien plus d'acheteurs sur le marché
sans compter qu'il faudrait également tenir compte du ratio de l'inflation et des
variations du dollar sur 25 ans.
A cet égard, il suffit de revenir au 15 mai de l'année 1990 lorsque
Christie's adjugea à New York pour 82,5 millions de dollars le portrait du Dr
Gachet par Van Gogh en faveur du millionnaire japonais Ryoei Saito qui le jour
suivant acheta chez Sotheby's "Le Moulin de la Galette" par Renoir
pour 78,1 millions de dollars, des sommes qui aujourd'hui équivalent
respectivement à 148 et 145 millions de dollars, ce qui veut dire que le marché
n'a pas tellement évolué en 25 ans malgré l'arrivée massive de nouveaux riches
acheteurs.
Donc, le prix atteint par le tableau de Picasso n'a rien de faramineux
malgré tout le battage médiatique fait autour de ce nouveau record, ce qui signifie que le boom du marché de l'art est fictif d'autant plus que le nombre des
collectionneurs à travers le monde a considérablement augmenté.
Dans les années 1980, les riches japonais achetaient à profusion des oeuvres impressionnistes en profitant d'une bulle financière qui allait ensuite conduire leur pays à la
stagnation et par ricochet a faire vaciller le marché qu'ils avaient dominé.
Depuis 10 ans, le marché de l'art a profité de l'émergence économique de
la Russie, la Chine, l'Inde et le Brésil mais aujourd'hui, les Russes sont
confrontés à une sérieuse crise économique et l'expansion chinoise a marqué un recul tandis que l'Europe est restée en panne.
Le fossé entre les riches et les pauvres s'est par ailleurs profondément
creusé pour faire du marché de l'art une niche servant avant tout les intérêts des
millionnaires et des grandes maisons de vente mais le plus inquiétant est de
constater qu'il est devenu un instrument pour la spéculation, l'évasion fiscale
et le blanchiment d'argent sale au grand dam des Etats demeurés par ailleurs impuissants
face au problème des ports francs utilisés pour des transactions faites en
toute discrétion.
A cela, il convient d'ajouter le manque patent de connaissances des
nouveaux collectionneurs qui achètent des oeuvres qu'ils pensent revendre cinq ou dix
ans plus tard avec un bénéfice confortable sans se soucier de la qualité des pièces qu'on leur propose en se basant simplement sur des noms d'artistes qui
font rêver.
L'achat du portrait Gachet en 1990 était déjà à but spéculatif mais c'était
sans compter sans la crise qui quelques années plus tard affecta le Japon et
révéla alors des scandales retentissants, notamment concernant l'Itoman Corporation
d'Osaka qui s'était servi de 4,5 milliards de dollars de prêts consentis par la
Sumimoto Bank pour acheter des milliers d'oeuvres avec de fausses estimations
et faire croire que le marché de l'art était en pleine expansion.
Résultat: la demande des Japonais pour les oeuvres impressionnistes
s'effondra et des dizaines de galeristes firent faillite tandis que les banques
se retrouvèrent avec des milliers de peintures sur les bras après les avoir
saisies à leurs clients défaillants en découvrant alors qu'elles ne pouvaient
récupérer à peine que 20% de leurs prix d'achat.
Comme il était impossible de remettre d'un coup sur le marché tant
d'oeuvres valant au total plus de 3 milliards de dollars, celles-ci furent
stockées dans des chambres fortes par ces banques dans l'attente de jours
meilleurs.
Exsangue financièrement, Rtoei Saito fut arrêté en novembre 1993 pour
corruption et démis de ses fonctions de président honoraire de son entreprise
spécialisée dans la fabrication de papier. Ce dernier avait été accusé d'avoir
remis un pot de vin à un fonctionnaire pour mettre la main sur une forêt
protégée dans le but de construire à la place un terrain de golf appelé
"Vincent", ce qui lui valut vulgairement parlant de tomber dans le
trou tandis qu'il fut, dit-on, forcé de vendre en privé "Le Moulin de la
Galette" de Renoir pour s'acquitter de certaines de ses dettes.
Aujourd'hui, l'histoire pourrait se répéter pour certains riches russes ou chinois qui pourraient être affectés par la crise ou rattrapés par des
affaires de corruption alors que celle qui a fait suite à la plainte du
milliardaire Dmitri Rybolovlev contre Yves Bouvier, le patron des ports francs de Genève, Luxembourg et Singapour,
a révélé des pratiques dérangeantes pour le marché de l'art pour devenir un
feuilleton dont la presse n'a pas fini de se repaître jusqu'au jour où d'autres
scandales viendront l'ébranler surtout que certains millionnaires sont loin
d'agir en gentlemen lorsque la cupidité s'en mêle.
Adrian Darmon