"Salvator Mundi", le tableau de Léonard de Vinci montrant le Christ Salvateur a été vendu au prix incroyable de 450,3 millions de dollars (380 millions d'euros) lors d'une vacation organisée par Christie's le 15 novembre à New York pour établir un nouveau record mondial aux enchères, loin devant les 179,4 millions obtenus en 2015 pour tableau de Pablo Picasso Les femmes d'Alger (Version 'O').
Il a fallu 19 minutes d'enchères pour atteindre cette somme faramineuse alors que ce tableau peint sur panneau entre 1495 et 1500 posait question puisque près de 50% de sa surface avait été restaurée, néanmoins de façon magistrale. En attendant, Dmitri Rybolovlev, son propriétaire qui l'avait acheté en 2013 pour 127,5 millions de dollars à l'ex-roi des ports francs Yves Bouvier, lequel l'avait obtenu pour une somme estimée entre 75 et 80 millions en lui faisant croire qu'il n'était qu'un intermédiaire dans l'affaire, a pu se frotter les mains d'aise pour avoir réussi un pari insensé alors qu'il l'avait mis en vente à 100 millions de dollars, soit moins que son prix d'achat, en croyant peut-être prouver au départ que Bouvier lui avait fait payer un prix excessif.
Engagé dans une longue bataille judiciaire contre Bouvier qu'il a accusé de lui avoir vendu 37 tableaux en se prenant au passage une commission globale d'un milliard de dollars alors qu'il n'était sensé empocher que 2% sur chaque transaction, le milliardaire russe a eu maille à partir avec la justice monégasque pour s'être arrangé de le faire arrêter en 2015 à Monaco dans le cadre de sa plainte.
Soumis vraisemblablement à des problèmes financiers, le propriétaire du club de Monaco pour lequel il avait beaucoup investi s'était vraisemblablement décidé à se séparer de ce tableau de Vinci, acheté pour 45 livres en 1958 à Londres lorsqu'il avait été attribué à Giovanni Antonio Boltraffio, un autre maître de la Renaissance. En 2005, des marchands de tableaux anciens britanniques réunis au sein d'un consortium l'achetèrent dans une vente pour 10 000 dollars et le firent restaurer par Dianne Dwyer Modestini qui avait notamment travaillé pour le Metropolitan Museum de New York pour alors découvrir que l'oeuvre avait été intensément retouchée et qu'elle comportait des manques. Après un long travail de restauration, ils obtinrent la confirmation que l'oeuvre était bien de la main de Vinci en ayant la satisfaction de le voir exposé en 2012 à la National Gallery de Londres au cours de la rétrospective consacrée au maître florentin.

L'oeuvre après restauration
Les dommages subis par ce tableau pouvaient avoir résulté de diverses manières, peut-être durant son transport à partir de l'atelier de Vinci jusqu'en Angleterre en étant acheminé à dos de mulet puis par bateau. Peut-être aussi dans les conditions où il avait été exposé durant cinq siècles, par exemple sous un toit soumis à une fuite, dans une pièce humide ou près de candélabres pour être recouvert de la fumée des bougies.
Le tableau avant sa restauration...
Au 18e siècle, de nombreux propriétaires de tableaux devenus sales s'étaient déjà évertués à les faire nettoyer en ne souciant pas qu'ils soient frottés en profondeur pour perdre leurs glacis et leurs coloris, ce qui avait été le cas concernant ce tableau de Vinci pour lequel Dianne Modestini dut reconstituer des parties effacées tout en respectant son caractère sans toutefois pouvoir retrouver totalement son aspect d'origine. Généralement, les tableaux du 18e siècle sont pour la plupart en bon état mais il n'en est pas de même pour ceux réalisés entre le 13e et le 17e siècle. Il est donc nécessaire d'accepter des compromis s'agissant d'oeuvres de Raphaël, Le Titien, Vermeer ou Rembrandt dont la fameuse "Ronde de Nuit" avait été recouverte au fil du temps de crasse et de suie provenant d'un poêle. Par ailleurs, il est devenu quasiment impossible de trouver un tableau de Vinci et dans le cas présent, il convenait d'être bien plus tolérant à son sujet que pour une toile de Van Gogh abîmée et même si les oeuvres du maître hollandais ne courent plus les rues et qu'un collectionneur se montre prêt à débourser plus de 80 millions de dollars pour l'une d'elles, il en va certainement autrement à propos d'un tableau de Vinci puisqu'il n'en existe au monde que l'équivalent des doigts de deux mains. Que le "Salvator Mundi" ait été restauré n'a donc eu aucun effet négatif lors de cette vente aux enchères, son acheteur ayant misé avant tout sur son caractère historique et son symbole de talisman pour peu se soucier de ce que pensaient les spécialistes du marché de l'art, notamment au sujet de la raideur du Christ, dénué en outre du charme de Mona Lisa qui, elle, vaudrait à coup sûr plus d'un milliard d'euros si elle était proposée à la vente.
A la suite de l'exposition de Londres, la valeur de l'oeuvre avait immanquablement grimpé en dépit du fait qu'elle n'était plus véritablement conforme à l'originale puisque des parties avaient été effacées et qu'il avait fallu les reconstituer avec un soin extrême. En 2013, le consortium l'avait revendue via Sotheby's en privé à Bouvier qui avait déjà un client en la personne de Rybolovlev, lequel ignorait que c'était lui qui l'avait acquise alors qu'il pensait que celui-ci n'était qu'un intermédiaire. S'estimant dupé au sujet de l'achat de ce tableau et de 36 autres, dont un nu couché de Modigliani, le milliardaire avait porté plainte contre Bouvier en jurant sa perte et s'était retourné contre Sotheby's en s'estimant lésé de 47,5 millions de dollars. Pour sa part, la maison de vente s'était défendue en arguant ne rien savoir des transactions de ce dernier en l'accusant de lui avoir fait croire jusqu'en 2015 qu'il était toujours le propriétaire de l'oeuvre.
Maintenant, pourquoi ce prix démentiel ? Tout simplement, répétons-le, parce qu'il existe aujourd'hui à peine une vingtaine de peintures attribuées à Léonard de Vinci et que toutes appartiennent à des musées, sauf le "Salvator Mundi" qui avait été réalisé pour le roi Louis XII avant de passer dans les collections de plusieurs souverains européens, dont le roi Charles 1er d'Angleterre, pour ensuite disparaître en 1763 et refaire surface en 1900 dans un manoir de Richmond et être acheté par le collectionneur Francis Cook, qui avait dû se trouver séduit par cette représentation du Christ sous les traits d'un homme de la Renaissance, revêtu d'une robe bleue et ocre et tenant dans sa main gauche un orbe de cristal avec la main droite levée en signe de bénédiction.
Christie's avait vraiment fait les choses en grand en présentant le tableau dans plusieurs villes du monde et en montant une opération de marketing sans précédent. Tout était donc bien huilé pour commencer les enchères à 70 millions de dollars tandis qu'à 190 millions, cinq enchérisseurs étaient encore en lice. A 352 millions, Jussi Pylkkannen qui tenait le marteau dut demander un verre d'eau fraîche pour se désaltérer avant de l'abattre sous une salve d'applaudissements nourris à 400 millions hors frais pour établir un record toutes catégories en peintures, le précédent pour un tableau ancien, "Le Massacre des Innocents" peint en 1612 par Pierre-Paul Rubens vendu en 2002 chez Sotheby's pour 76,7 millions de dollars étant pulvérisé par la même occasion.
Les acheteurs de ce tableau, deux fonds d'investissement agissant de concert et en lien avec plusieurs grands musées, le tout sous la houlette d'un acteur majeur du marché de l'art, un marker maker, n'ont donc pas hésité à payer une somme phénoménale pour ce tableau qui en réalité n'est qu'un demi Vinci, puisqu'il a été restauré au moins à 50% en devenant comparable à une superbe statue antique privée d'un bras ou d'une jambe alors que nombre d'observateurs patentés du marché de l'art n'avaient pas hésité à critiquer cette oeuvre en estimant indécent qu'elle soit proposée déjà à 100 millions de dollars, sachant que toute peinture profondément remaniée perd une grande partie de sa valeur. Nombreux étaient donc ceux qui estimaient difficile d'y voir la main de Léonard de Vinci en regard des restaurations que l'oeuvre avait subies alors que d'autres ne discutaient pas son authenticité en rappelant que les tableaux anciens avaient été pour la plupart restaurés moins de cent ans avant leur réalisation.
Les faits ont donné tort aux détracteurs de ce tableau en montrant au passage que le marché était devenu complètement fou avec des acheteurs quelque peu ignares prêts à faire des folies insensées pour des oeuvres qui seraient jugées de manière circonspecte par des grands collectionneurs. Certes, c'est un tableau de Vinci, resurgi miraculeusement alors que l'artiste n'a pas été du genre prolifique mais plutôt un génial touche à tout, occupé qu'il était à travailler comme ingénieur militaire, à concevoir des machines en avance sur leur temps, à mener des expériences scientifiques et même à écrire des poèmes pour laisser plusieurs oeuvres inachevées derrière lui.
Adrian Darmon