Le marché de l'art contemporain a pu atteindre les sommets grâce à
des artistes devenus légendaires, comme Andy Warhol, Mark Rothko, Jean-Michel
Basquiat, Lucian Freud, Francis Bacon pour ce citer que ceux là parmi tant
d'autres.
Néanmoins, la célébrité des uns et des autres ne s'est pas faite
d'une même manière chacun ayant plutôt bénéficié différemment d'un coup de
pouce du destin alors que certains artistes ne l'ont connue qu'après leur mort. Picasso
avait été confronté à des moments difficiles avant d'être propulsé sur le
devant de la scène par Gertrude Stein puis Ambroise Vollard, Daniel Kahnweiler
et d'autres marchands. Pour sa part, Modigliani n'avait jamais pu se sortir de
la misère avant de mourir jeune.
Après la guerre, Mark Rothko avait mis du temps à percer, tout
comme d'autres peintres de l'expressionnisme abstrait américain, avant de se
suicider en se sentant miné par ses interrogations. Puis vint Andy Warhol, un
dessinateur publicitaire, qui eut le génie de produire des oeuvres en série en
les associant à des produits de consommation mais aussi en devenant le pape de
l'Underground new-yorkais qui sut attirer à lui les nantis et les stars.
Warhol trouva ainsi un filon en proposant de faire le portrait de
ses riches clients pour 25 000 dollars au milieu des années 1960 et ce, en
utilisant des clichés polaroïd pour les projeter sur une toile et reproduire à
l'envi ses tableaux à travers le procédé de la sérigraphie avec l'aide de
dizaines d'assistants, ce qui signifiait qu'il n'était pas un artiste au sens
classique du terme mais simplement le concepteur d'une oeuvre réalisée sous sa direction.
Le principe a fait depuis florès avec Jeff Koons, Maurizio
Cattelan, Damien Hirst et d'autres prétendus artistes qui laissent à d'autres
le soin de réaliser leurs oeuvres. En attendant, Warhol fut à la base du décollage
phénoménal du marché de l'art contemporain, un domaine où le réservoir
d'oeuvres disponibles s'avère sans limite.
Toutefois, pour qu'un artiste parvienne à vendre ses oeuvres, il
faut avant tout qu'il se fasse connaître. Warhol, lui, après avoir séduit le
gotha new-yorkais, n'eut aucune difficulté à convaincre le galeriste Leo
Castelli de le représenter tandis que d'autres marchands flairèrent en même
temps le filon en allant promouvoir des artistes comme Roy Lichtenstein,
Jackson Pollock, Jasper Johns ou Willem de Kooning après que la CIA, oui
l'agence de renseignement, eût activement oeuvré après la guerre pour
promouvoir en priorité les créateurs américains au détriment des Français ou
des Européens, considérés pour la plupart comme proches des communistes, ennemis jurés des Américains. A
cela, il fallait ajouter que les Etats-Unis étaient en pleine croissance
économique dès le début des années 1950 alors que l'Europe ne s'était pas
encore relevée des stigmates d'un conflit sanglant pour que ses artistes puissent sortir de la mouise.
Après que Warhol et d'autres artistes américains eurent fait
décoller le Pop Art qui, rappelons-le, avait été inventé dans une Angleterre exsangue
économiquement, ce fut donc à New York que le marché se retrouva en pleine
éclosion mais il fallut attendre le milieu des années 1980 pour qu'il explose sous
l'impulsion de nouveaux collectionneurs avides de gagner de l'argent.
D'ailleurs, Salvador Dali ne s'était pas plu à utiliser pour rien
l'anagramme de son nom, Avidadollars, en manifestant haut et fort son avidité
pour l'argent à travers une attitude crasse de dédain vis-à-vis de ses admirateurs. " Je leur dit que la gare de
Perpignan est le centre du monde pour qu'ils m'applaudissent. Mes paroles sont
ainsi vénérées par des gens dont je me moque au point de pouvoir leur
faire gober n'importe quoi," m'avait dit l'artiste à la terrasse des
Deux Magots un jour de 1964 alors que je l'interviewais en compagnie de
quelques camarades de l'Ecole supérieure de Journalisme située devant l'église de Saint-Germain-des-Prés.
A la différence de nombreux artistes qui occupaient alors le devant de
la scène, Dali avait toutefois un immense talent tandis que Picasso, s'il ne dédaignait
pas gagner de l'argent, ne cherchait pas à capitaliser à tout prix sur sa
gloire tout simplement parce que pour les Français, il était de mauvais ton de
révéler sa richesse, nonobstant le fait
que cette légende de la peinture était tout entier voué à son art sans se soucier
de savoir ce qu'il avait en banque.
En attendant, le marché de l'art contemporain prit un brusque
tournant après la disparition de PIcasso, un artiste hyper prolifique qui avait
produit plus de 100 000 oeuvres. Ce fut à partir de ce moment, que s'inspirant
du concept du Ready-Made de Duchamp,
Warhol s'imposa avec des oeuvres créées à profusion par ses assistants qui,
aujourd'hui, valent des fortunes.
Beaucoup d'artistes ont été influencés par les méthodes de
marketing de l'ex-publicitaire pour se mettre eux aussi en avant en ne restant pas
confinés dans leurs ateliers pour recourir aux services de galeristes en pointe
qui depuis ont su assurer leur promotion avec art et finalement vendre un peu
n'importe quoi, c'est à dire des oeuvres ayant peu de rapport avec l'esthétisme tel qu'il avait été défini jadis dans les académies de peintures pour être imposé aux amateurs lesquels, comme les admirateurs de Dali plus tard, ont gobé sans rechigner qu'on leur proposait, ce qui a aussi voulu dire que les critiques ont dû suivre aveuglément
le mouvement sans plus pouvoir exprimer leur pensée.
Tout cela parce que le marché est devenu outrageusement élitiste
avec des collectionneurs riches à millions qui ont saisi l'opportunité de
spéculer sur des noms, comme en achetant des actions, pour découvrir que les oeuvres
de certains artistes pouvait leur rapporter bien plus que de mettre leur argent
sur un compte-épargne. Dans les années 1980, les riches cherchaient à asseoir
leur statut en achetant des Rolls, des Ferrari, des Aston-Martin ou des Bentley
avant de s'apercevoir que leurs amis pouvaient en faire autant. Par contre, inviter ces derniers chez eux pour qu'ils découvrent dans leur salon le Warhol récemment acquis pour
50 millions de dollars avait de quoi les rendre jaloux jusqu'à vouloir en
posséder un aussi beau et aussi cher.
Ce genre de compétition a pris des proportions encore plus énormes
lorsque les millionnaires se sont multipliés, notamment en Russie après
l'effondrement du bloc soviétique puis en Chine et d'autres pays émergents où
l'argent est sorti à flots des poches des nouveaux riches, pour la plupart des béotiens en matière d'art mais chaudement désireux de faire partie du club des
grands collectionneurs quitte à surpayer ce qu'ils ont acheté. A cet égard, le
marché contemporain pourrait être comparé à celui du Bitcoin, cette monnaie virtuelle qui a atteint plus de 20000
dollars l'unité alors qu'elle était vendue pour rien lors de sa mise en
circuit. Sur quoi repose la valeur du Bitcoin ? Apparemment sur vent, tout comme
celle d'une oeuvre d'art contemporain qui peut s'écrouler à tout moment si son
auteur perd l'appui de son galeriste et par ricochet de ceux qui le
soutiennent. Serait-ce possible ? Certainement si on prend en exemple certains
peintres pompiers du 19e siècle, comme Meissonier, Gérôme, Bouguereau et d'autres, célèbres en leur temps puis
brutalement délaissés après leur mort. Toutefois, le contraire peut arriver si
on songe que les oeuvres de peintres russes ou chinois se vendaient pour des
bouchées de pain au début des années 1990 pour valoir alors à présent des millions
d'euros. Bref, il n'y a que dans le domaine de l'art contemporain que
les cotes se font et se défont aussi rapidement tandis que celles des maîtres
anciens sont beaucoup moins fluctuantes.
En 1972, la cote moyenne de Warhol, n'était que de
30 000 dollars (plus de 20 millions désormais) En 1982, un tableau de Basquiat
ne valait pas plus de 10 000 dollars, contre plus de 10 millions aujourd'hui et un record à 110 millions tandis que les prix pour Modigliani, Picasso,
Lichtenstein, Rothko, Johns, de Kooning, Hirst, Koons et d'autres ont explosé
en moins de 20 ans. On remarquera donc que cette tendance à la hausse
persistera tant que le monde restera à l'abri d'un cataclysme économique et
financier. Or, il suffirait d'un krach, comme celui de Wall Street en 1929,
d'un conflit majeur au Proche-Orient ou d'une guerre atomique entre la Corée du
Nord et les Etats-Unis pour provoquer l'effondrement des places boursières de
la planète et celui du marché de l'art.
Pour l'instant, il n'y a eu que des nuages mais ceux-ci restent
chargés pour laisser craindre une catastrophe majeure, qu'elle soit économique ou
climatique, qui pourrait survenir à tout instant comme lors du déclenchement de
la Première et de la Seconde Guerre mondiale en 1914 et 1939, des conflits qui
mirent les pays belligérents à bas pour des années.
Maintenant, il s'agit de revenir à nos moutons, à savoir comment
un artiste peut devenir une star du marché, ce qui n'est donné finalement qu'à
quelques élus. 1) Faire comme Warhol, c'est à dire définir un nouveau genre,
comme Banksy, la vedette du Street Art, un artiste (ou des) resté farouchement
anonyme depuis la découverte de ses oeuvres dans plusieurs cités du monde et dont
les oeuvres s'arrachent maintenant dans les ventes publiques. 2) Mettre la dépouille d'un
requin dans un aquarium de formol et s'arranger pour que cette installation
soit achetée par un grand musée, tout comme aligner des boîtes de médicaments
sur une étagère. C'est ce que Damien Hirst a fait. 3) Promener un grand
galeriste en le tenant en laisse et en le faisant marcher à quatre pattes après
avoir pris soin de convier la presse à cet événement, ou récréer le sigle géant
Hollywood et l'installer sur une colline de charbon en invitant la Jet-Set à la gravir lors de cet événement. C'est ce que Maurizio Cattelan a réalisé en faisant par ailleurs scandale avec son installation montrant le pape Jean-Paul II terrassé par une
météorite ou une autre figurantle petit
Adolf Hitler agenouillé en train de prier. 4) Se mettre nu sur la Place Rouge
et se clouer les testicules ou mettre le feu à la porte d'entrée du KGB, c'est
ce qu'a osé faire l'artiste contestataire russe Piotr Pavlenski sans toutefois
devenir un artiste recherché. 5) Saouler ou droguer complètement le grand galeriste
Gagosian au cours d'une soirée et lui faire signer un contrat mirobolant, ce qui
sera malheureusement difficile à faire. 6) Epouser une star du Porno pour faire
la une des journaux à scandales et créer des oeuvres qui rappellent l'enfance,
comme un chien en forme de ballon, ou qui collent à des mythes, comme produire
une sculpture en porcelaine montrant Michael Jackson dans un bain moussant, ou
encore créer d'énormes fleurs en plastique. C'est ce qu'à réalisé Jeff Koons
avec, comme Warhol, l'aide d'assistants pour devenir désormais une star du marché. 7) Mettre
une sculpture monumentale en forme de plug anal géant en plein milieu de la
place Vendôme au risque qu'elle soit vandalisée. C'est ce qu'à entrepris de faire
l'artiste américain Paul McCarthy. 8) Placer une installation en résine
montrant un carrosse tiré par des chevaux dans les jardins du Château de
Versailles, comme l'artiste Xavier Veilhan l'a fait. 8) Emballer l'Arc de
Triomphe ou la Tour Eiffel, comme Christo avec le Pont-Neuf 9)
Mettre des miroirs convexes ou concaves imposants au Grand Palais pour que les
visiteurs se mirent dedans, comme l'a fait Anish Kapoor 10) Créer des oeuvres
avec des carrelages en imitant Invader qui cartonne dans les ventes aux
enchères.
La liste des installations délirantes pourrait être encore plus
longue mais encore faut-il faire preuve d'inventivité pour ne pas être
accusé de plagiat. Alors, pourquoi ne pas mettre une énorme machine à sous à la
FIAC pour piéger les visiteurs ou placer une oeuvre muni d'un système destiné à les hypnotiser et les forcer ainsi à l'acheter, ou encore y accrocher un tableau invisible,? Allez, allez chers artistes, un peu d'ingéniosité pour atteindre la
célébrité, sachant que l'esthétisme est devenu suranné, l'essentiel étant de
pouvoir provoquer et de choquer.
Le plus important est de séduire un galeriste en pointe, celui qui
est capable d'accomplir des miracles d'ingéniosité et de berner les grands collectionneurs
de la planète, notamment les Chinois dont certains se sont rués sur les oeuvres
de l'artiste chinois Qi Bai Shi (1864-1957) qui avait remis à l'honneur la
peinture traditionnelle de leur pays pour qu'elles se vendent à présent à plus de
100 millions de dollars alors que ce ne sont finalement que des copies prouvant ainsi que l'innovation dans le domaine de l'art contemporain est plutôt limitée
d'autant plus que les acheteurs ne s'y intéressent pour la plupart avec
seulement l'idée de spéculer.
Certains des artistes devenus désormais célèbres ne sont
d'ailleurs pas dupes de leur imposture, comme l'avisé Jeff Koons qui a consacré
une grande partie de son argent gagné si facilement à acheter des oeuvres
importantes de maîtres anciens. Mais on ne peut pas leur jeter la pierre s'il
existe à travers le monde tant de gogos qui n'ont pas pris la peine de se
mettre dans la tête que l'art est avant tout l'expression de la beauté.
Du reste, il n'est pas possible de mettre sur le même pied des artistes
contemporains qui ne traduisent que des idées parfois plus que farfelues avec des
maîtres comme Vinci, Raphaël, Michel-Ange, Le Gréco, le Titien, Brughel, Le
Caravage, Rubens, Rembrandt, Vélasquez, Vermeer et tant d'autres qui surent se
sublimer et dont la revanche pourrait bien être en marche puisqu'un tableau du
premier nommé a atteint 450 millions de dollars aux enchères en dépit du fait qu'il était restauré à au moins 80%. Ce qui démontre quelque part que leur légende est
loin d'être éteinte.
En conclusion, le domaine de l'art contemporain demeure le plus
volatile au sein du marché parce que les modes changent et que comme à la fin
du XIXe siècle, des artistes recherchés aujourd'hui pourraient ne plus l'être
demain sauf qu'en attendant, ceux qui en misant sur eux ont réalisé des
plus-values plus que juteuses en moins de deux décennies sauront vraisemblablement changer de cap comme l'ont d'ailleurs fait certains riches chinois en achetant aussi de
l'art ancien, histoire de ne pas mettre leurs oeufs dans le même panier tandis
que des maisons de vente comme Christie's ont déjà paru anticiper le mouvement en incluant dans leurs ventes d'art contemporain des oeuvres d'artistes disparus
depuis des siècles. Confronter le passé avec le présent semble finalement la
meilleure idée qui soit pour que les amateurs aiguisent enfin leur oeil et
prennent conscience que certains créateurs devenus avant tout des as du marketing sont
loin d'être des génies artistiquement parlant.
Adrian Darmon