Devenu célèbre depuis une bonne vingtaine
d'années, l'artiste britannique Damien
Hirst s'est confié au journal
"The Guardian" en révélant que ses débuts avaient été difficiles
au point de vivre dans un squat près du stade du club de football de Tottenham
alors qu'il nourrissait l'espoir d'intégrer l'école d'art Goldsmiths.
"Je vivais dans ce squat de White Hart
Lane avec un ami peintre au début des années 1980. J'essayais de peindre en
restant étrangement bloqué face aux nombreuses possibilités qui s'offraient à moi. Bref,
mon atelier de fortune jouxtait un appartement occupé par un vieux bonhomme qui
passait son temps à regarder la télé ou écouter la radio mais aussi à sortir
dans la rue affublé d'un grand manteau en poussant un caddie de supermarché
qu'il remplissait avec un tas de trucs ramassés au gré de sa promenade avant d'apprendre plus
tard qu'il s'appelait Monsieur Barnes", a déclaré l'artiste en indiquant
qu'intrigué un jour de plus rien entendre chez son voisin, il avait osé
entrer chez lui par effraction en pensant
qu'il avait eu un accident.
En pénétrant dans la maisonnette de ce dernier
avec des amis, Hirst s'était rendu compte qu'elle était vide et dans un état
sordide à l'exception de deux pièces à l'étage qu'il s'était permis de forcer
avant de contacter la mairie qui l'avait informé que son occupant avait été en
fait relogé ailleurs. Soulagé, il était revenu dans ce lieu en découvrant les
collectes du vieux effectuées durant une soixantaine d'années, certaines empilées
avec minutie sur un table. "Etonné de constater que ces
objets formaient comme une sculpture, je m'étais mis à devenir un second Mr Barnes.
Mon atelier était vide avec plein de toiles vierges que je n'avais pas
attaquées par manque d'inspiration alors que sa maisonnette était complètement envahie de
choses hétéroclites. Passant les deux semaines suivantes à l'inspecter jour et nuit, j'avais
trouvé des marteaux, des tournevis, des
scies et d'autres outils en me rendant compte que je pouvais les utiliser pour
réaliser des collages tout en découvrant des trucs que j'avais jetés et qu'il
avait récupérés. Subitement, j'étais devenu hyperactif grâce à ce Mr Barnes.
C'était comme s'il avait commencé quelque chose que je m'étais ensuite
approprié. Un de mes plus beaux collages titré "Expanded from Small Red
Wheel" fut réalisé en 1985.
Néanmoins, je m'étais senti quelque peu mal à l'aise en créant certes moi-même des choses mais avec le sentiment de
tricher en utilisant ce qu'avait ramassé ce vieil homme", a poursuivi
Hirst en ajoutant qu'il avait été incommodé par l'odeur régnant dans la petite
maison de ce dernier en remarquant qu'un drap blanc sur son lit ressemblait à
du cuir foncé tellement il était sale.
"Cette puanteur était assez horrible mais après quelques jours,
j'étais parvenu à m'y habituer, comme si cela avait été plus confortable pour
moi de réaliser ces collages en me plaçant dans la peau de Mr Barnes. Au début,
je n'avais pensé qu'à ces trucs accumulés mais en fréquentant l'école
Goldsmiths, je pris subitement conscience que ce type était un artiste
conceptuel de premier ordre même s'il n'avait aucun lien avec le monde de
l'art. Au bout du compte, je pense n'avoir fait que des collages même si l'idée
d'être un peintre m'aurait mieux convenue sauf que fabriquer quelque chose à
partir de rien me parait difficile, bien plus en tout cas que de prendre naturellement
des éléments brisés d'un univers
existant pour les réarranger dans un autre. Bref, les collages m'ont conduit à
mes premières peintures, les Spot paintings, après avoir pris une sorte
d'approche mathématique pour juste jouer avec la couleur.Je me rappelle à ce sujet d'un
prof qui m'avait dit que ces ronds de couleur iraient bien pour un rideau, un
commentaire horrible et décourageant avant de finir par comprendre que je
m'étais habitué à être séduit par la couleur lorsque j'essayais d'explorer les
formes. Finalement, ces ronds de couleurs allaient bien pour un rideau qui
devrait finalement être considéré comme de l'art.Bizarrement, j'avais offert
"Expanded from Small Red Wheel" à l'artiste américain Robert
Rauschenberg alors que j'avais pensé beaucoup à lui et à ses collages en réalisant cette oeuvre. A sa mort, je l'ai
rachetée pour ma collection en me sentant fier qu'elle soit restée telle qu'elle était alors que bien
d'autres de mes collages se sont dégradés au fil du temps. Qu'elle ait
appartenu à Rauschenberg durant une
période donnée importe toutefois beaucoup moins que la force que Mister Barnes lui a
donnée. Je m'interroge toujours à propos de ces objets qu'il a ramassés pour
des raisons que j'ignore alors que je les ai choisis à mon tour sans savoir pourquoi mais
en pensant à chaque fois intensément à lui",a-t-il précisé en ajoutant qu'il avait rendu visite à l'artiste
Louise Bourgeois à la fin de sa vie pour se rappeler qu'elle vivait dans un
appartement aux murs décrépis.
"Les
interrupteurs étaient d'un autre âge. Tout paraissait fatigué et sur le point
de s'écrouler. Soudainement, je me rendis compte qu'elle aussi était à l'image
de cet appartement pour comprendre qu'en devenant vieux, on ne désire plus
vivre dans un environnement propre et stérile et qu'en fait, on se sent mieux
dans un endroit qui vieillit en même temps que soi. Je pense d'ailleurs qu'une fois vieux, je ne serai plus attiré par les galeries au décor minimaliste clean à souhait. J'ai beaucoup créé et les collages ont constitué pour moi un
grand tournant en apprenant énormément à propos des formes, des structures et
de la couleur alors qu'avec les spot paintings j'ai eu peur de devenir un
artiste minimaliste incapable de proposer un contenu émotionnel si
important à mes yeux.Toutefois, après les avoir achevés, j'ai découvert qu'ils
exhalaient une émotion à l'instar des oeuvres de Carl Andre, Rothko ou De Kooning,
ce qu'on ne perçoit pas d'emblée si on ne se place pas devant elles. Une idée
est vide d'émotion mais la réalité en est pleine. Un jour, je suis revenu dans
la maisonnette de Mr Barnes mais elle avait été entièrement vidée. La municipalité
l'avait nettoyée de fond en comble en jetant dehors tout ce qui s'y trouvait.
J'avais été sous le choc. J'avais passé deux semaines en explorant 60 ans de la
vie de ce vieil homme et désormais, il n'y avait plus rien",a-t-il conclu.