LUCAS CRANACH : UN NOUVEAU GENRE
Né en 1472 à Kronach (Haute Franconie) à l'ouest de Mayence, Lucas Cranach, fils du peintre Hans, prit pour nom d'artiste celui de sa ville natale avant d'aller travailler vers 1500 à Vienne et de devenir ensuite peintre à la cour de l'électeur de Saxe Frédéric III le Sage (1463-1525) et de ses successeurs.
On ne sait rien des débuts de Lucas Cranach qui au départ fut vraisemblablement influencé par Jan Pollak ou Pollonius de Cracovie, établi à Munich vers 1480. Quoi qu'il en soit, le style de ses premiers tableaux recensés à partir de 1500 a été nettement apparenté au genre danubien alors en vogue en Allemagne du sud et dont les représentants principaux furent Altdorfer et Wolf Huber.
Le Jugement de Pâris
En 1508, Cranach obtint le droit de porter les armes de l'électeur, un dragon ailé tenant une bague en rubis dans sa gueule qu'il utilisa comme signature dans ses tableaux. Cette année-là, il visita les Pays-Bas et se rendit à la cour de Marguerite d'Autriche, fille de l'empereur Maximilien et tante de Charles Quint dont il fit le portrait- aujourd'hui disparu- à l'âge de 8 ans.
Attiré par les théories réformatrices de Martin Luther, il réalisa le portrait de ce dernier en moine augustinien en 1520 avant d'être cinq ans plus tard le témoin de son mariage avec Katharina Von Bora, une ancienne nonne. Très proche de Luther, il fut d'ailleurs le parrain de son premier fils.
Cranach fut un artiste ambivalent, peignant aussi bien des Vénus ou des Eve nues que des Christ en croix, des martyrs ou des portraits de princes ou de nobles avec un sens assez inouï de la mise en scène et du détail, aussi bien pour décrire la sensualité que la bestialité, comme dans le Martyre de Sainte Catherine peint vers 1505 en conférant un incroyable degré dramatique au supplice de cette dernière, représentée comme au milieu d'un champ de bataille.
Habile metteur en scène, il sut donner avec une certaine virtuosité des airs inquiétants aux larrons et soudards représentés dans les scènes de crucifixion en montrant avec acuité la misère du Christ ou d'autres suppliciés. Exposée au Kunsthistorisches Museum de Vienne, la Crucifixion (1500), un des premiers tableaux connus de Cranach, témoigne d'ailleurs du sens de la dramatisation exhalée par ce peintre singulier chez qui l'influence d'Albrecht Dürer, qu'il rencontra probablement vers 1500, est parfois manifeste dans certaines œuvres.
Allégorie de la justice
Cranach savait à l'évidence raconter des histoires pour étonner, voire effrayer, ses contemporains avec des tableaux c²hargés de symboles plutôt percutants pour le regard.
Nimbés d'un charme exquis, ses premiers tableaux connus ont représenté des scènes de l'histoire sainte situées dans des paysages romantiques stylisés dans la manière touffue et précieuse des Danubiens et ce, avec une exagération confinant à la féerie.
Lucrèce
A partir du moment où il travailla à la cour de Frédéric le Sage à Wittenberg, son art devint plus conventionnel à l'image du retable du Martyre de Sainte Catherine avec des figures schématiques, des visages inexpressifs toutefois caricaturaux et un paysage ayant conservé des traits romantiques.
Il est manifeste que son style évolua à partir de 1505, comme on a pu le constater dans ses gravures sur bois parues entre 1506 et 1509, bien qu'il resta à l'écart des grands courants artistiques en étant fixé à Wittenberg où seul l'artiste italien Jacopo de Barbari exerça une certaine influence sur son œuvre d'alors.
Son voyage aux Pays-Bas en 1508, lui permit d'entrer en contact avec l'art néerlandais dont l'influence a pu être perçue dans le retable de la Sainte Famille (Francfort) peint en 1509 et dont la composition, plus claire et plus aérée, fut probablement inspirée de Quentin Massys ou Metsys et de Gossart. La Madone et l'Enfant de la cathédrale de Breslau ainsi que la Vierge et deux Saintes de la maison gothique de Wörlitz appartiennent également à cette phase.
En 1547, Jean-Frédéric, protecteur de Cranach, fut défait à la bataille de Muhlberg et emmené
prisonnier à Augsbourg par Charles-Quint. Trois ans plus tard, Cranach partagea sa captivité tout en rencontrant le Titien dont il fit son portrait, malheureusement disparu depuis longtemps.
Après un séjour à Innsbruck, il se fixa à Weimar où il mourut en 1553. A l'église de la Cité de cette ville, on peut voir un autel avec une Allégorie du Salut montrant un crucifix au pied duquel se tiennent Cranach et Luther, le sang du Christ tombant sur la tête du peintre. Ce tableau fut terminé par Lucas Cranach le Jeune (1515-1586) qui fut l'élève, le collaborateur et l'imitateur fidèle de son père et dont les œuvres sont parfois données à ce dernier vu qu'il signa lui aussi ses tableaux du signe du dragon.
Au cours de sa longue existence –il vécut 81 ans- Cranach demeura peintre de la cour de trois princes de Saxe qui se succédèrent (Frédéric le Sage, mort en 1525, son frère Jean-Constant, mort en 1532 et Jean-Frédéric, mort en 1556) Pour ces derniers, il exécuta un nombre impressionnant de commandes, notamment leurs portraits et ceux de leurs épouses ou enfants, des tableaux religieux ou mythologiques, des peintures décoratives servant à remplacer des tapisseries et des décorations pour des fêtes ou des tournois.
Il eut comme élèves ses fils Hans et Lucas le Jeune ainsi que d'autres apprentis et aides tout en vivant comme un citoyen prospère de Wittenberg dont il fut le bourgmestre entre 1537 et 1544. Il avait d'autre part acheté une pharmacie en 1520 puis une librairie, réunie à une maison d'édition et une imprimerie, ce qui démontre l'étendue de son activité.
Luther
Ami intime de Luther, il rendit des services notoires au réformateur, gravant des portraits et illustrant au moins une brochure de propagande et ses activités diverses en dehors de son atelier ont laissé supposer qu'il n'était pas l'auteur à part entière de ses nombreux tableaux. Certains portraits d'électeurs portant sa fameuse signature ont ainsi paru trop faibles pour être de sa main. Par contre, ses esquisses sont sans conteste de lui alors que dans certains grands tableaux sortis de son atelier les costumes et les armures ont paru avoir trop d'importance au détriment des visages.
Par rapport à Dürer et Holbein, Cranach ne chercha pas à s'orienter vers l'art de la Renaissance en préférant refléter un esprit gothique dans des scènes souvent touffues mais l'archaïsme exhalé par cet artiste a néanmoins donné un charme spécial à ses Madones au teint clair, vêtues suivant la mode guindée de la cour de Wittenberg.
Cranach peignit aussi de nombreux nus dans des petits formats sur fond de paysage ou sur fond noir dont certains se sont timidement rapprochés de l'art italien comme la Vénus debout de 1509 ou la Nymphe de la source de 1518 (Leipzig) inspirée de la Vénus couchée de Giorgione alors que les panneaux d'Adam et Eve (Brunswick) se rapprochent de ceux de Dürer. On peut également penser qu'il ne resta pas insensible devant des nus peints par Hugo Van Der Goes ou Hans Memling dont le nu représenté dans le triptyque de la Vanité terrestre et de la rédemption céleste (vers 1485, Musée des Beaux-Arts de Strasbourg) aurait pu servir de modèle à ses Eve ou Vénus.
Venus
L'idéal de beauté de Cranach fut à certains égards exceptionnel pour le 16e siècle à travers la représentations de silhouettes frêles et des fillettes à peine formées, aux ventres rebondis et aux tailles serrées nanties d'une carnation claire et dont les corps dessinaient une ligne gothique très onduleuse, le peintre se servant d'un pinceau assez lascif pour ajouter des bijoux, des chapeaux ou des voiles transparents en se montrant à cet égard comme l'initiateur de la peinture scabreuse développée par Balthus au XXe siècle.
Venus et Cupidon
Il est aussi vraisemblable que Cranach fut impressionné par les tableaux de Jérôme Bosch lors de son séjour aux Pays-Bas puisque certaines de ses figures nues présentent d'étranges analogies avec celles de ce dernier.
Venus
Les Vénus de Cranach ont un type très caractérisé qui permet de les reconnaître d'emblée avec leur font bombé, leurs yeux bridés, leurs cheveux blonds crêpelés, leurs petits seins, présentées dans une attitude légèrement hanchée, avec des jambes longues et fluettes, de grands pieds plats en patte d'oie portant pour tout vêtement un voile transparent avec un collier au cou et parfois, par dérision, un chapeau de cardinal sur la tête. On a été souvent étonné de constater que ces nus plutôt disgracieux, alternant avec une imagerie protestante assez grossière selon le propos d'E. Zarnowska, aient pu autant séduire les citoyens de Wittenberg et d'une partie de l'Allemagne durant le 16e siècle mais il faut croire qu'elles avaient un charme tout germanique qui fut exalté notamment à certaines périodes de l'histoire de l'Allemagne et tout récemment durant l'ère hitlérienne.
Adrian Darmon