Durant des siècles, les peintres n'osèrent jamais représenter une femme les jambes écartées, exhibant crûment son vagin entouré de poils pubiens ou du moins, aucun d'entre eux se permit de montrer une telle œuvre mais il est de fait que nombre d'artistes produisirent en secret des dessins érotiques, voire pornographiques, notamment plus fréquemment au XVIe siècle que durant les époques qui suivirent, à l'instar des artistes romains de l'Antiquité, auteurs de fresques très suggestives trouvées plus tard à Pompéi ou Herculanum.
Rembrandt produisit probablement en secret des œuvres érotiques alors qu'au XVIIIe siècle, considéré comme celui du libertinage, Boucher et Fragonard, tout comme Füssli, peignirent des œuvres franchement suggestives et durent aussi exécuter quelques dessins à caractère pornographique destinés à n'être montrés qu'à leurs proches amis. On sait par ailleurs que Joseph William Mallord Turner réalisa aussi de pareils dessins en quantité mais que Ruskin, farouche gardien de son œuvre, détruisit rageusement après sa mort.
Le XIXe siècle connut l'avènement de la bourgeoisie qui imposa d'emblée une morale rigoureuse et rejeta de ce fait l'érotisme en peinture en fixant un critère strict de décence pour la représentation de la nudité, à savoir des poses non suggestives et une imagerie classique pratiquement semblable à celle des statues en marbre de l'Antiquité.
Les peintres durent alors faire assaut d'ingéniosité pour représenter érotiquement des femmes nues dans leurs œuvres comme Ingres avec son «Bain Turc» et d'autres tableaux suggestifs qui frappèrent les esprits de son époque. Il faut dire que la censure était terriblement vigilante, à tel point qu'elle s'exerça avec férocité peu après l'apparition de la photographie lorsque des photographes osèrent réaliser des clichés de nus mais aussi de scènes pornographiques qui les exposaient à des peines de prison lorsque la police mettait la main dessus à l'issue de descentes fréquentes dans leurs studios.
Le sculpteur Rodin dut de son côté affronter de sévères critiques concernant certaines de ses œuvres jugées par trop perverses mais la tentation resta forte pour de nombreux artistes de faire la nique à la moralité en produisant des œuvres proprement scandaleuses. Dès le 1er Empire, inspirés par leurs aînés du XVIIIe siècle, des peintres avaient d'ailleurs réalisé des miniatures érotiques dissimulées dans le double-fond de boîtes en écaille cerclées d'or alors qu'un artiste comme l'Autrichien Peter Fendi (1796-1842) peignit des œuvres ouvertement pornographiques dès 1830.
Il fallait néanmoins être un peintre anti-conformiste et rebelle pour tenter de faire un pied de nez à la société très victorienne du Second Empire et braver ainsi les interdits pour réaliser une œuvre franchement osée mais nul autre que Gustave Courbet (1819-1877), critique enragé de la société et contestataire dans l'âme, ne fut en mesure de franchir le pas.
C'est ainsi qu'en 1866, ce dernier s'attela à peindre l'œuvre mythique qu'est devenue « L'Origine du Monde », un tableau qui, faute à cette sacro-sainte morale imposée jusqu'au début des années 1970, resta cependant longtemps caché avant d'être finalement accroché au Musée d'Orsay en 1995. Son dernier possesseur, le psychanalyste Jacques Lacan, qui l'avait acquis en 1955, n'osa pourtant jamais le montrer et le dissimula dans un cadre à double fond derrière un volet orné d'une œuvre de son beau-frère André Masson peinte à sa demande.
Inspiration ou oeuvre de commande ? On ne sait vraiment ce qui poussa Courbet à peindre une œuvre si sulfureuse qui pendant plus d'un siècle resta seulement connue de quelques privilégiés à cause du trouble qu'elle pouvait provoquer.
Cet incroyable tableau de Courbet montre le corps d'une femme, cambrée dans les plis d'un drap blanc, sans tête, comme décapitée, juste un corps féminin qui s'arrête à mi-cuisses mais qui dévoile une sensualité outrageuse et impudique. Courbet a réussi là le tour de force de représenter la Femme avec son sein nourricier et son sexe, réceptacle de l'amour charnel et creuset de l'existence humaine, d'où le titre « L'Origine du monde ».
Courbet a mis à nu la femme pour la glorifier et a montré ce sexe ouvert pour pointer à l'évidence l'origine de notre existence et exalter aussi la mère et si ce tableau resta si longtemps dissimulé pour être éloigné des regards ce fut pour la simple raison qu'il représenta non pas une femme dans sa simple nudité provocatrice mais une amante prête à s'offrir avec volupté ou ayant déjà éprouvé un orgasme après un acte sexuel et ce, dans une posture équivoque que nulle mère de famille bourgeoise n'aurait osé adopter entre 1815 et 1970.
Ce tableau était tellement osé et troublant que n'importe qui aurait pu avoir l'esprit dérangé en le voyant. D'ailleurs, le fait que Lacan lui-même imagina plus convenable de le dissimuler aux regards des autres, témoigne de l'anxiété même du psychanalyste face à la vision d'une mère s'abandonnant comme une fille de mauvaise vie aux délices de l'amour. Une vision choquante pour un bourgeois et encore plus pour un enfant issu d'une famille bien sous tous rapports et élevé dans le culte d'une maman idéale.
Il faut dire que même dans l'intimité de son lit, il eut paru indécent à une femme de se soumettre d'une façon vulgaire avec son mari à moins d'avoir affaire à un admirateur du Marquis de Sade plus enclin à atterrir dans un asile psychiatrique qu'à vivre normalement jusqu'à la fin de ses jours, car au XIXe siècle, toute déviance, la plus minime fut-elle, ne pouvant être vécue par des individus que dans la clandestinité.
Lacan fut probablement attiré comme un aimant par ce tableau et tout autant effrayé par les multiples interprétations qu'il offrait. Combien de fois écarta-t-il le panneau peint par Masson pour le contempler avec une délectation teintée d'inquiétude ? Nul ne le sait mais il dut être en proie à de terribles questionnements quant à sa résonance au niveau de l'interdit.
Lacan, tout comme d'autres avant lui, préféra donc cacher la toile de Courbet non pas seulement parce qu'elle pouvait choquer n'importe quel spectateur mais aussi parce qu'elle pouvait faire surgir de coupables désirs et aller jusqu'à détruire l'amour éprouvé pour une mère. La psychanalyse s'est d'ailleurs beaucoup penchée sur ce problème d'autant plus que la sexualité d'un fils a primitivement pour objet sa mère, ce qui signifie que « L'Origine du Monde » aurait pu inconsciemment faire naître d'incestueux désirs chez tout individu. Il eut donc été indécent d'exposer un tel tableau représentant l'image de sa propre mère sur le mur d'une maison familiale mais en même temps, la mère étant le symbole de l'origine, il était fascinant de le posséder avec la faculté de l'admirer en secret parce qu'il représentait la source de la vie dans son expression la plus forte.
Ce tableau fut commandé en 1866, à une époque de grande rigueur morale, par le diplomate turc du nom de Khalil Bey, qui acheta également « Le Bain Turc » d'Ingres. Après avoir été ambassadeur de l'Empire Ottoman à Athènes et à Saint-Pétersbourg, Khalil Bey s'était installé à Paris où il dilapida un important héritage. Amateur de peinture et d'œuvres érotiques, ce dernier fut présenté par Sainte-Beuve à Courbet à qui il demanda au départ une copie de Vénus poursuivant Psyché de sa jalousie mais le peintre, peu séduit par l'idée de se transformer en simple copiste, lui proposa de peindre librement une œuvre spectaculaire titrée « Le Sommeil ». Livraison faite, Khalil Bey accrocha le tableau dans sa salle de bains puis le dissimula derrière un rideau à l'abri des regards de visiteurs importuns. L'œuvre se retrouva ensuite à Budapest après que Khalil Bey, eût été ruiné par sa passion excessive du jeu puis elle changea de propriétaire avant d'être acquise par Jacques Lacan et d'atterrir finalement au Musée d'Orsay en 1995.
Le caractère pernicieux, voire lubrique, du tableau est renforcé par le cadrage du modèle, qui se limite à la partie comprise entre les seins et le haut des cuisses. Le bout de l'un sein en érection et les lèvres pourpres du sexe de la femme ne laissent pas de doute quant à son état d'abandon, avant ou après l'amour. Courbet, qui a osé ainsi représenter le désir et l'excitation, a réellement peint là une œuvre pornographique pour son époque alors que l'histoire étonnante de ce tableau révèle tout autant la toute puissance de la censure et les moyens employés pour la contourner.
Le modèle de « L'Origine du monde » fut très certainement Jo, maîtresse du peintre américain James Abbott Whistler, qui était l'élève de Courbet et qui se fâcha brutalement avec lui avant de partir vers 1865 soutenir le Pérou et le Chili dans leur guerre contre l'Espagne.
Il semble probable que Jo, qui ne serait autre que Johanna Hifferman dont Courbet peignit en 1866 le portrait connu sous le nom de « La Belle Irlandaise », eut une liaison passionnée avec Courbet comme en témoigne la posture incroyablement lascive de la femme représentée dans « L'Origine du Monde ». Après Khalil Bey donc, l'œuvre changea au moins trois ou quatre fois de propriétaire et fut ensuite dissimulée derrière un volet dont la face extérieure représentait un paysage de neige. Vers 1910, selon Robert Fernier, le baron de Havatry (collectionneur hongrois) l'acheta chez Bernheim jeune et le conserva à Budapest jusqu'à la seconde guerre mondiale.
L'actrice Sylvia Bataille et Jacques Lacan, lequel fut le psychanalyste qui insista le plus sur la dialectique du regard et du désir, en firent l'acquisition en 1955. Elle fut exposée la première fois au Brooklyn Museum à New York avant d'entrer au Musée d'Orsay quarante ans plus tard par le biais d'une donation.
Ce tableau ne cessera jamais de susciter des interrogations sur son sens réel, sur les conditions de sa réalisation, sur les rapports entre le modèle et Courbet, sur son impact sur les spectateurs et sur les multiples interprétations qu'ils pourraient trouver en le regardant. Au fil du temps, « L'Origine du Monde » a perdu toutefois une bonne partie de son côté choquant pour être surtout plus admiré par son effet purement esthétique tandis que les historiens ont pu enfin oublier sa signification sulfureuse pour se concentrer sur sa place dans l'histoire de l'art. Il n'en reste pas moins que ce tableau possède à sa manière la puissance indicible et mythique du sourire de Mona Lisa de Léonard de Vinci qui au moins aura toujours l'avantage d'être universellement admiré du fait qu'il est mille fois moins provocateur que ce corps de femme transpirant le désir à fleur de peau que la morale de certaines religions réprouvera encore longtemps.