Versailles, le 27 mars 1785, à sept heures moins le quart du soir, Marie-Antoinette accoucha d'un enfant mâle qui fut prénommé Louis-Charles, duc de Normandie, un titre qu'aucun fils de France n'avait porté depuis le quatrième fils de Charles VII. Il fut baptisé en l'église Notre-Dame de Versailles par le cardinal de Rohan et eut pour parrain le comte de Provence, frère du roi, et pour marraine, Marie-Charlotte-Louise de Lorraine, reine des Deux-Siciles.
Nul ne se doutait encore qu'il était né sous de mauvais auspices à un moment toutefois où la royauté se trouvait fragilisée par une crise économique grandissante, par le refus constant de la noblesse de renoncer à une partie de ses privilèges, par le manque d'autorité du roi et par l'insouciance de la reine critiquée par le peuple à la suite d'une sombre affaire concernant un coûteux collier de diamants offert par celui-là même qui baptisa son fils.
Louis-Charles fut pour sa part un enfant qui suscita l'admiration de la cour par la beauté de son visage, ses yeux bleus pétillant de malice et par sa vivacité d'esprit. Mais le drame qui aller se nouer en un rien de temps vint subrepticement frapper à la porte du bambin. En juin 1789, son frère aîné, atteint de tuberculose, mourut en le laissant héritier de la couronne. Il ne fut certes pas le seul prince dans ce cas mais le fardeau d'un tel héritage pesa déjà lourd sur ses frêles épaules.
Le nouveau dauphin, alors âgé de quatre ans avait selon les dires de sa mère beaucoup d'imagination et se montrait très indiscret. Cependant, il était nerveux, plutôt étourdi et parfois coléreux et ne supportait pas le bruit. Pourtant Versailles, hormis les bruits de couloirs provoqués par certains intrigants, était un endroit fort calme par rapport à Paris où le tintamarre des rues était infernal et de plus amplifié par le grondement grandissant d'une populace excédée par son sort.
Versailles, son château, son immense parc, sa bergerie et le petit Trianon étaient des endroits idylliques pour un tel enfant sur lequel les dieux étaient censés veiller. Entouré de gouvernantes, de domestiques attentionnées, il ne pouvait avoir peur que du bruit des fêtes, des bals, des défilés et des feux d'artifice tirés à l'occasion de grands événements. Pour le reste, il dormait dans des draps de soie, mangeait les mets les plus délicats, revêtait les plus beaux habits fabriqués dans le royaume, s'amusait avec les plus beaux jouets du monde, courait dans les allées les mieux entretenues du pays ou les couloirs du château le plus grand de la planète, batifolait parmi les dames de la cour qui lui faisaient la révérence, se faisait chouchouter par sa mère et bénéficiait de tous les avantages et privilèges dus à son rang.
Cette existence dorée, appelée à durer jusqu'au moment où il ferait son apprentissage de prince à partir de l'âge de 12-13 ans, fut brutalement interrompue par la Révolution qui avait éclaté en juillet 1789 à Paris. Dès lors, l'atmosphère à Versailles devint bizarre pour cet enfant que ses illustres parents tentèrent d'emblée de protéger. Confusément, il sentit le changement qui s'opérait au sein de son environnement. Ces plis d'inquiétude sur le front de son père, la nervosité soudaine manifestée par sa mère, l'attitude bizarre des domestiques devenus moins attentionnés, le va et vient des gardes sur le qui-vive, le bruit venu du dehors causé par des gens accrochés aux grilles du château en train de crier des phrases incompréhensibles, tout cela influa sur le comportement de l'enfant qui se posa certainement des questions en dépit de l'insouciance que tout petit prince de son âge pouvait manifester.
Ce fut ce bambin délicat qui assista apeuré à l'assaut d'une foule en furie mené au château de Versailles le 6 octobre 1789 et qui vit, les yeux emplis d'effroi, des émeutiers briser les portes, bousculer les gardes et houspiller la famille royale qui fut forcée de quitter Versailles pour Paris. Le bruit l'épouvanta et il courut se réfugier en pleurant dans les bras de sa mère, elle-même accrochée avec sa fille au bras du roi qui, surpris par le comportement des émeutiers, essayait de les calmer en se montrant devant eux. Pour la première fois de sa vie, le dauphin vit une horde de gens qui ressemblaient à des monstres, sales, hirsutes, vociférant, tendant des sabres ou des haches, frappant les gardes et les valets, cassant les meubles ou les fenêtres. L'enfant se mit à pleurer en pensant subitement à cette histoire de croquemitaine que lui racontait sa nounou lorsqu'il ne voulait pas dormir. « Les enfants sages font dodo mais ceux qui ne veulent pas fermer les yeux ont droit à la visite du méchant croquemitaine qui va les gronder », lui disait-elle tout en lui chantant une berceuse. Parfois, le dauphin lui demandait de décrire le terrible croquemitaine et celle-ci ne se privait pas de le présenter comme un horrible personnage.
Ce n'était pas un monstre qu'il vit avec frayeur mais des dizaines, certains ouvrant des bouches édentées ou criant la bave aux lèvres, d'autres puant la transpiration ou la vinasse, roulant des yeux, sautant comme des démons sur le parquet ciré de la pièce dans laquelle il se trouvait, blotti contre sa mère, qui avait l'air défait et qui tremblait de rage et se mordait la main pour ne pas hurler son dégoût et sa honte.
Ce fut encadré par ces démons gesticulant en tous sens que le dauphin quitta en compagnie de ses parents le paradis où il avait vécu si peu de temps et qu'il ne reverrait jamais plus.
Pire, il fut placé en tête de ce cortège infernal et forcé de marcher aux côtés de sans-culottes portant des piques au bout desquelles étaient fichées les têtes des gardes du corps du roi. Y-eut-il alors quelqu'un dans la foule pour imaginer la terreur qui submergeait dauphin? Peut-être, mais dans le tohu-bohu de cette journée dantesque, personne n'eut assez de compassion pour lui épargner ce spectacle d'horreur. On peut néanmoins deviner sans peine la panique qui s'empara de cet enfant à la vue de ce spectacle barbare et le choc angoissant qu'il dut subir durant cette horrible journée. Sans nul doute, il dut avoir son sommeil plus d'une fois peuplé de cauchemars en se voyant emporter par une multitude d'affreux croquemitaines armés de haches et courant après lui pour lui couper la tête. Désormais, un calvaire incroyable et inqualifiable débutait pour l'héritier de la couronne de France à un âge où tout enfant est censé connaître des années d'insouciance et de bonheur.
Il fut emmené au château des Tuileries où son seul réconfort fut de pouvoir vivre auprès de sa mère qui tenta de le protéger tant bien que mal d'une situation difficilement supportable.
A Paris, les bruits de la révolution lui emplirent sans cesse les oreilles, ce qui eut pour effet d'augmenter ses angoisses d'autant plus que le lieu où sa famille était confinée était beaucoup moins confortable que le château de Versailles dont le cadre enchanteur restait encore gravé dans sa mémoire.
Aux Tuileries, l'atmosphère lui sembla lourde quand bien même sa mère essaya de le rassurer mais ses yeux souvent rougis et ses gestes brusques trahissaient ses inquiétudes et sa nervosité. Il se posa aussi des questions lorsque son père, l'air abattu et soucieux, semblait avoir l'esprit ailleurs lorsqu'il venait chercher quelque réconfort auprès de lui alors que les promenades dans les jardins se faisaient en compagnie de gens qui semblaient irrespectueux envers ses parents.
Il y avait sans cesse de la tension dans l'air dans ce château où de nombreuses pièces avaient pris l'air de ruches bourdonnantes avec des gens marchant parfois en tous sens sans trop savoir où ils allaient.
Les domestiques le regardaient désormais différemment, certains méchamment, d'autres ironiquement ou avec commisération. Certes, on avait pris soin d'assurer sa tranquillité et veiller à le choyer comme si rien ne s'était passé. Mais les images épouvantables du départ de Versailles restaient gravées confusément dans son esprit et son sommeil était désormais agité de mauvais rêves.
Otage, la famille royale, ne put se résoudre à accepter un sort humiliant et incertain, de sorte que les parents du dauphin finirent par prendre la décision de fuir car leur sécurité et surtout leur avenir devenaient problématiques. Une nuit, il fut tiré de son lit et emmené dans une voiture avec son père qui se faisait passer pour un valet de chambre en étant habillé sobrement. Durant le voyage, il dut apprendre par cœur une leçon improvisée pour ne pas trahir ses parents.
On lui affirma que c'était un jeu et puisqu'il en était ainsi, il ne fit pas de difficultés pour s'y soumettre mais il vit bien que ce jeu n'avait rien d'amusant car on lui répétait sans cesse qu'il fallait adopter telle attitude et pas une autre, qu'il fallait faire semblant de dormir ou se taire si la voiture était arrêtée. Il s'endormit à plusieurs reprises mais à chaque fois qu'il avait ouvert les yeux, il avait senti la main de sa mère ou celle de son père se poser sur lui comme pour lui signifier que tout allait bien mais leurs regards exprimaient une angoisse indicible propre à le rendre plus mal à l'aise.
A Varennes, il vit qu'on les empêchait de passer et qu'on forçait sa famille à faire demi-tour. Son père paraissait abattu et résigné tandis que sa mère avait du mal à retenir ses larmes. Il sut confusément qu'on voulait du mal à ses parents. Sur le chemin du retour, apeuré, il entendit des meutes de gens en colère criant leur haine du roi et tressaillit d'effroi à de nombreuses reprises en ne comprenant pas vraiment ce qui se passait et pourquoi sa famille se faisait abreuver d'injures de la sorte.
De retour à Paris, il comprit très vite que quelque chose de grave avait eu lieu car ses parents avaient l'air de plus en plus abattus. Le regard vide du roi l'inquiéta tout autant que les larmes de sa mère alors que les gens autour de lui semblaient lui montrer de l'hostilité.
Le dauphin se rendit compte que la vie reprenait son cours d'une manière bien différente et que les événements semblaient se précipiter dans un tintamarre grandissant.
Le 20 juin 1792, le calvaire qu'il commençait à endurer prit une tournure autrement dramatique lorsque des émeutiers enragés envahirent les Tuileries et bousculèrent ses parents en les humiliant encore plus. Cette scène terrifiante accentua sa peur mais sa mère était encore là pour le protéger. Il ne fut pas rassuré pour autant car il ressentit intensément son angoisse car chaque fois qu'elle le prenait dans ses bras elle ne pouvait s'empêcher de le serrer contre elle avec la force du désespoir. Et puis, à la voir prier à voix haute en suppliant Dieu de venir à son secours, il comprit que les choses allaient de mal en pis pour sa famille.
Le 10 août de la même année, ce fut pire encore au moment où des révolutionnaires ivres de sang attaquèrent les Tuileries et massacrèrent plus de 900 gardes suisses et 500 gardes nobles des armées. Les coups de fusils, les hurlements, les bruits de la bataille et des meubles que les émeutiers brisaient avec une rage indicible provoquèrent chez l'enfant un choc psychologique terrifiant. Hagard et affolé, il suivit en courant ses parents partis en toute hâte se réfugier à l'Assemblée et pendant trois jours interminables, il lut dans leurs regards l'angoisse et la frayeur qui les tenaillaient lorsque les députés débattirent avec véhémence de leur sort.
En quelques mois, le dauphin avait subi tant d'épreuves que sa pensée n'était plus celle d'un enfant ayant mené une existence normale mais d'un être incapable de trouver ses repères et sur le point d'être psychologiquement détruit.
Le 13 août, le roi, la reine, madame Elisabeth, sœur du roi, Marie-Thérèse et Louis furent conduits au Temple pour y être incarcérés sur ordre de la Commune. Le court trajet, effectué en pleine nuit, fut encore une épreuve terrifiante pour l'enfant qui aperçut dans la nuit étoilée la sinistre tour se dresser devant lui. Un gigantesque croquemitaine de pierre dont l'ombre oscillante semblait se diriger vers lui pour l'engloutir.
Le dauphin, épuisé au bout d'une journée dramatique, fut conduit vers 23 heures au deuxième étage de la lugubre tour où il partagea un logis sommaire avec son père tandis que sa mère, sa sœur et sa tante furent logées au troisième.
Se retrouvant seul avec son père, on imagine qu'il demanda à ce dernier pourquoi il devait rester loin de sa mère et de sa sœur puis, l'air frais régnant dans la pièce protégée par d'épaisses murailles le fit frissonner. Il se pelotonna dans les bras de Louis XVI qui le berça doucement dans l'espoir de le voir dormir mais, étonné d'être autant caressé- ce que son père n'avait jamais fait jusqu'alors- il leva les yeux et vit avec stupeur des larmes couler sur les joues du roi. Ce dernier se ressaisit vite et essaya de lui expliquer qu'il avait une poussière dans l'œil mais le dauphin avait déjà compris au tour de clé donné par un gardien pour fermer leur réduit sommairement aménagé que tout avait changé.
Effondré de fatigue, il s'endormit sur les genoux du roi qui alla le porter sur son lit avant de s'agenouiller et de prier le Seigneur de sauvegarder la France et sa famille.
Le roi et son fils passèrent chaque nuit dans leur logis près de quatre mois ensemble, une période durant laquelle le roi tenta de dissiper sa peur tout en lui faisant part de ses espoirs. L'enfant, qui pouvait le jour voir sa mère et sa sœur et jouer dans les jardins du Temple, reprit progressivement confiance alors que le roi, autant qu'il le put, entreprit de parfaire son éducation et de lui apprendre le sens de l'honneur et du devoir. L'automne venu, le froid se mit à envahir le quartier où l'enfant était confiné la nuit, ce qui le fit souvent tousser au point d'inquiéter le roi dont la seule consolation était d'avoir son fils à ses côtés.
Le 11 décembre, le dauphin fut une nouvelle fois brisé en apprenant qu'on le forçait à quitter son père car celui-ci allait passer en jugement. Il allait certes rejoindre sa mère et sa sœur mais la relation qu'il avait nouée chaque soir avec son père depuis leur incarcération au Temple avait été si forte qu'il se mit à croire que les monstres apparus à Versailles depuis le mois d'octobre 1789 étaient déterminés à l'anéantir à petites doses comme pour mieux le faire souffrir.
Le 20 janvier, apprenant que son père avait été condamné à mort, le dauphin s'effondra en larmes et poussa des hurlements de douleur. Les monstres allaient oser mettre la tête de son père au bout d'une pique et danser la sarabande, mais pourquoi tant de méchanceté ?
La dernière entrevue avec son père fut une épreuve pénible à supporter pour l'enfant dont les cris percèrent les murailles. Le dauphin s'adressa en pleurant aux commissaires : « Laissez-moi passer ! Je vais demander au peuple qu'il ne fasse pas mourir Papa roi ! »
Le roi, anéanti au fond de lui-même, essaya alors de lui expliquer qu'il devait s'en aller et ne jamais revenir mais que là où il serait, il veillerait sur lui. Au bout d'un quart d'heure, Charles, épuisé d'avoir tant pleuré et crié, se blottit entre les jambes de son père qui, après lui avoir raconté son procès, lui caressa la tête en lui faisant jurer de ne pas chercher à venger sa mort.
De retour auprès de sa mère, il vit celle-ci gémissante, se balancer d'avant en arrière en serrant les poings et courut vers elle en criant de désespoir puis, éreinté, il se lova contre elle et s'endormit.
Le 21 janvier, le dauphin entendit vers 10 heures 30 des salves d'artillerie tirées dans Paris annonçant la mort du roi et vit sa mère s'effondrer en pleurs sur son lit avant de reprendre ses esprits et de venir s'agenouiller devant lui. Il resta pétrifié un instant puis essaya de consoler sa mère qui le regardait fixement tout en ne comprenant pas qu'elle fut à genoux comme une domestique. « Tu es maintenant le roi … Un pauvre petit roi », souffla-t-elle. Puis, elle se releva et baisa le front le dauphin dont les pensées allaient à cet instant vers son père. Il se mit à tressaillir et se plaignit d'avoir mal au genou.
Devenu roi, l'enfant sombra encore plus dans le désespoir en voyant sa mère souvent pleurer. Par moments, lorsqu'on lui permettait de se promener dans le jardin, son esprit était ailleurs, loin du Temple, de ces gardes déguisés en croquemitaines et du décor lugubre de l'endroit où il était confiné. Il semblait aussi oublier le drame qui avait envahi sa vie lorsqu'il s'occupait à jouer aux quilles ou à faire fonctionner un oiseau-automate qu'il écoutait l'air absent ou peut-être en songeant aux oiseaux qui s'égayaient dans le ciel au-dessus du grand parc de Versailles. Par moments aussi, et de plus en plus fréquemment, il ressentait de vives douleurs parcourir son frêle petit corps et s'étouffait dans une quinte de toux interminable. En fait, sa santé physique, tout autant que mentale, devenait chancelante.
Le 3 juillet 1793, alors qu'il était alité, atteint d'une forte fièvre, cinq commissaires entrèrent sans ménagement dans sa chambre pour lire un texte de la Commune annonçant qu'il serait séparé désormais de sa mère pour vivre sous la garde des époux Simon dans le logis qu'avait occupé son père.
Marie-Antoinette s'opposa férocement à ce qu'on lui enlève son fils qui, bien qu'affaibli, s'accrocha furieusement à elle en refusant de la quitter. Cette scène dramatique qui laissa les commissaires pantois et désarmés devant les cris de la reine et de son fils dura une heure entière. Puis après moult palabres assortis de menaces déguisées, la reine, épuisée et effondrée, consentit enfin à se séparer de lui. La scène des adieux fut déchirante et insoutenable, la reine et son fils sanglotant et geignant au moment de se quitter.
Le visage ravagé par les sanglots et le corps tenaillé par une douleur diffuse, le dauphin fut présenté le 6 juillet au cordonnier Simon, un élu de la Commune nommé comme son instituteur par Robespierre, qui allait donc s'occuper de lui ainsi que son épouse qui tenta malhabilement de le consoler mais Louis la repoussa violemment et chercha refuge dans un coin comme une bête apeurée.
Au contraire de la légende qui les présenta plutôt comme des gens sans âme et sans scrupules, les Simon tentèrent cependant d'adoucir les conditions de détention du petit roi en lui offrant des jouets ou des fleurs mais, selon le témoignage de la sœur du petit roi, son précepteur ne se priva pas de lui faire chanter tous les jours la Carmagnole et d'autres refrains révolutionnaires qu'elle entendait de l'étage où elle se trouvait. Simon, dit-on, força aussi l'enfant à lire des textes obscènes ou à porter le deuil de Marat tout en le grondant méchamment et en le giflant de temps à autre.
La légende voulut aussi que Simon fit souvent boire l'enfant pour l'enivrer mais il semble plus probable qu'il se comporta avec son prisonnier comme avec n'importe quel autre, c'est à dire sans état d'âme et sans douceur.
Sous la garde de Simon, le dauphin sembla se montrer docile sauf qu'il avait souvent l'air absent comme plongé dans des pensées secrètes. Simon lui parlait et il écoutait distraitement ce que ce dernier lui disait.
La mélancolie gagnait l'enfant jour après jour et celui-ci passait parfois de longues minutes à avoir le regard fixé sur un mur ou dans le lointain lorsqu'il se trouvait devant la fenêtre de sa chambre. Simon haussait alors les épaules et soupirait en se disant que le mieux était de laisser rêver le petit Capet. Il ne se rendait pas compte que l'enfant était en train de se renfermer sur lui-même et de se forger intérieurement un monde bien à lui où il se murait dans des souvenirs nimbés d'un bonheur indéfinissable.
Le dauphin semblait de plus en plus bizarre et absent au fil des journées mais le pire arriva cependant lorsque la femme Simon causa une peur terrible à l'enfant en l'accusant de se masturber dans son lit. Elle hurla sur lui et sa colère fit pleurer l'enfant. Puis, elle poussa des jurons et injuria cette « dépravée » de Marie-Antoinette tout en secouant brutalement l'enfant.
« C'est ta putain de mère qui t'as appris ça, hein ? Alors, dis-le, dis-le mon pauvre petit ! », avait tonné la femme Simon et l'enfant, secoué comme un prunier, lui avoua entre deux sanglots que sa mère et aussi sa tante, comme cette furie de Madame Simon lui demandait de le dire, lui avaient appris à pratiquer l'onanisme. Un tel aveu fut immédiatement porté à la connaissance de la commission venue enquêter au Temple pendant le procès de Marie-Antoinette qui se défendit avec acharnement contre cette terrible accusation portée contre elle alors que son fils, probablement écoeuré par l'ignoble interrogatoire qu'on lui avait subir, se mura dès lors dans un mutisme complet.
Le cordonnier Simon joua certes un rôle ambigu durant le temps où il fut chargé de s'occuper de l'enfant mais on peut imaginer qu'il chercha avant tout à préserver ses intérêts en obéissant aux ordres de la Commune. Obligé de choisir entre sa fonction et son mandat, il dut d'ailleurs démissionner et quitta le Temple le 19 janvier 1794, ce qui ne lui porta pas bonheur puisque, en retournant siéger à la Commune il joua une mauvaise carte en soutenant Robespierre, ce qui le conduisit à l'échafaud six mois plus tard. Dès lors, Louis, qui avait put parfois jouer aux quilles dans le jardin de la prison et au billard dans une salle de jeu sous la surveillance de Simon, fut enfermé dans l'ancienne chambre de son père et livré à la plus complète des solitudes dans une pénombre effrayante, sa nourriture lui étant livrée par une fente munie de barreaux.
Ce changement de régime eut un effet catastrophique sur l'état de santé, physique et mental, du dauphin devenu quasiment muet, qui restait souvent assis sur une chaise, le corps penché en avant, des heures durant en train de battre un jeu de cartes tout en se grattant les plaies purulentes qui s'étaient formées sur un genou, un poignet et un coude.
Il ne disait rien, pas même quand quelque rat aux yeux brillants s'approchait de lui pour grignoter le contenu de l'assiette que les gardes venaient de glisser dans cette chambre lugubre et se contenter de balayer faiblement l'air de la main lorsque l'animal osait crânement monter sur sa jambe pour lécher et mordiller sa plaie purulente.
Le corps rongé de vermine et dévoré par les puces et les punaises, l'enfant n'avait pas eu la force ni l'envie de se plaindre lorsque les gardes chargés de le surveiller l'abreuvaient de quolibets et d'insultes à travers un soupirail donnant sur sa chambre. Pas un seul d'entre eux ne se soucia de l'état inquiétant et lamentable dans lequel se trouvait le dauphin qui, vu son âge, ne méritait pas d'être traité comme le pire des criminels.
Au bout de plusieurs mois, une odeur insoutenable s'échappait de la chambre dans laquelle il était confiné. Un cuisinier du nom de Gagnié parvint un jour à se faire ouvrir la porte et, effaré, le vit accroupi l'air absent, les bas retroussés, une tumeur au genou et au bras, dans l'impossibilité de se redresser et ayant le cou rongé par la gale. Le cuisinier eut la chair de poule et faillit avoir la nausée en voyant cet enfant qui ressemblait à un mort-vivant et dont l'aspect fantomatique avait de quoi glacer le sang.
Cette détention insoutenable fut une tache indélébile pour les révolutionnaires qui utilisèrent là un procédé de torture inqualifiable vis à vis d'un enfant, fut-il le symbole de ce qu'ils haïssaient le plus. Il fallut attendre la chute de Robespierre le 9 thermidor et la visite de Barras le lendemain au Temple pour se rendre compte de la condition effrayante dans laquelle se trouvait le dauphin.
On envoya également le député Harmand le 13 février 1795 au Temple pour voir si l'état du petit roi s'améliorait. Ce dernier entra dans l'antichambre où se trouvait le poêle servant à chauffer la chambre voisine où se trouvait Louis XVII puis il se fit ouvrir la-dite chambre où il le vit, assis, le regard fixe devant une petite table en train de faire un château de cartes.
Le petit roi ne prêta pas attention au député et autres commissaires qui l'accompagnaient et continua à assembler ses cartes. Harmand essaya de lui parler mais il resta obstinément muet. Harmand le supplia de répondre mais il persista à l'ignorer. Cela faisait tellement de temps qu'il était resté à croupir seul dans cette chambre qu'il semblait se moquer éperdument de ce qui pouvait lui arriver. Harmand se senti envahir de honte et sembla désemparé. Il parvint à lui prendre la main et en prolongeant son mouvement constata la présence d'une tumeur au poignet et d'une autre au coude. Il lui demanda de lui toucher les jambes et l'enfant se leva sans mot dire. Hermand vit que l'enfant avait des grosseurs aux deux genoux et aussi qu'il était affreusement maigre. Sa tête était cependant belle quoique son visage fut très pâle.
Harmand lui demanda de marcher mais au bout de quelques pas, Louis XVII revint s'asseoir. Le député exigea poliment qu'il se remit debout mais, les coudes appuyés sur la table, l'enfant regarda fixement le plafond sans rien dire. Harmand et ses collègues se regardèrent en faisant la grimace en se rendant compte que l'enfant était un état déplorable.
On apporta alors son dîner, une écuelle de terre rouge contenant un potage noir avec dedans quelques lentilles et une assiette avec un petit morceau de bouilli noir, une autre remplie de lentilles et une troisième avec six châtaignes plutôt brûlées que rôties.
Harmand s'indigna en voyant la nourriture infâme qu'on servait à l'enfant et alla protester auprès des responsables de la tour tout en exigeant d'améliorer d'emblée son ordinaire. Il demanda de lui apporter du raisin que l'enfant mangea sans rien dire.
En partant, Harmand apprit que le petit roi était devenu volontairement muet depuis le jour où on lui avait fait signer l'odieuse déposition contre sa mère. Cela faisait donc 16 mois qu'il ne disait plus rien en ayant pris la résolution de ne plus entrer en contact avec des hommes qu'ils considérait tous comme les bourreaux de sa famille.
Le trouble gagna enfin les commissaires dont certains comprirent tardivement jusqu'où les avait menés la politique de terreur imposée par Robespierre. On avait déjà nettoyé la chambre, débarrassé l'enfant de ses vêtements souillés et empreints d'une odeur pestilentielle et on avait remplacé les gardiens par des personnes plus aptes à être des gardes-malade, notamment un dénommé Laurent, un « créole de la Martinique », mais Louis, trop faible, vivait déjà au seuil de la mort, brisé par tant d'épreuves épouvantables et dévoré par la tuberculose qui achevait de faire son œuvre.
Après la visite du député Harmand, il avait été décidé de remplacer le gardien Laurent par le dénommé Lasne, fils d'un ancien adjudant au Régiment de la Marche, qui avait lui-même eu dix années de service militaire avant la Révolution. Ce dernier fit tout son possible pour adoucir la détention de Louis XVII à partir du 31 mars 1795.
Il était cependant trop tard car en dépit des demandes réitérées de Lasne, les comités ne consentirent à envoyer un médecin voir l'enfant qu'au mois de mai suivant. Le docteur Dessault comprit d'emblée qu'il était trop tard pour sauver Louis XVII. L'enfant, sujet à des accès de fièvre, ne lui facilita pas les choses en refusant les potions qu'il lui prescrivait et que Lasne se résolut à prendre lui-même pour lui montrer qu'il se s'agissait pas de poison.
Le deuxième jour, Louis XVII daigna sortir de son si long silence et accepta de prendre sa potion et se laissa frictionner ses tumeurs avec de l'alcali. A la fin du mois du mai, ce fut Dessault qui tomba bizarrement malade et mourut brutalement le 1er juin au lendemain d'un dîner organisé par la Convention. Il fut remplacé par le docteur Pelletan, celui-là même qui devait emporter le cœur de l'enfant après son autopsie. Pelletan n'eut le temps de voir le petit prisonnier qu'à deux ou trois reprises en compagnie du docteur Dumangin et tous deux constatèrent avec effroi qu'il n'y avait plus rien à faire pour le soigner.
Le 8 juin 1795 vers trois heures de l'après-midi, l'état de l'enfant empira. Ce dernier regarda Lasne, le gardien qui avait remplacé Laurent en avril 1795, et dans un dernier souffle murmura : « J'ai quelque chose à te dire… ». Lasne lui prit la main et se pencha pour l'écouter mais la tête de Louis tomba en avant et le gardien constata alors que son cœur avait cessé de battre. Personne n'a pu deviner ce qu'avait voulu dire l'enfant qui attendait probablement la mort comme une délivrance bienvenue.
Jamais aucun roi de France n'a autant subi de souffrances et connu un destin aussi tragique mais nul ne peut prétendre que Louis Charles aurait échappé à la tuberculose si la royauté avait pu résister à la Révolution sans encombre. Il n'en reste pas moins que le drame qui se déroula au Temple donna naissance à une incroyable énigme qui dura plus de 200 ans avant que la science ne vienne au secours de la vérité.