François Pinault et Bernard Arnault, les entrepreneurs les plus riches de France, se disputent âprement l'hégémonie du marché de l'art mondial l'un par l'intermédiaire de Christie's et l'autre par celui de Phillips, qui a fusionné avec Pury & Luxembourg, et marqué des points importants lors des ventes aux enchères de peintures impressionnistes et modernes durant la seconde semaine du mois de mai.
Ainsi, Phillips, de Pury & Luxembourg a volé la vedette à Christie's en vendant pour un prix record de 38,5 millions de dollars un tableau de Cézanne représentant la Montagne Sainte-Victoire tandis que Sotheby's, la maison rivale de ces deux poids lourds des ventes aux enchères, continue de connaître des revers sur le marché et n'arrive toujours pas à se dessaisir des griffes de la justice américaine.
Bernard Arnault semble déterminé à contester le leadership de Christie's sur le marché de l'art après avoir mené une offensive de grande envergure sur le marché de luxe en acquérant Dior, Vuitton, Givenchy, Moët et Chandon, DFS , Hennessy ou Kenzo pour faire contrepoids à la puissance de François Pinault lequel contrôle de son côté La Redoute, Le Printemps, Conforama ou la Fnac.
Pour marquer un peu plus son hégémonie, Pinault a déjà décidé de créer une fondation d'art contemporain qui portera son nom sur l'Île Seguin à Boulogne-Billancourt mais Arnault n'a pas tardé à riposté en manifestant son intention d'abriter la sienne dans l'immeuble de la Samaritaine à Paris.
La rivalité entre les deux hommes d'affaires a pris ainsi l'allure d'un combat de titans. D'un côté, le groupe LVMH de Bernard Arnault continue de tenir le haut du pavé dans le domaine du luxe avec un chiffre d'affaires de près de 11,6 milliards d'euros alors que le groupe Pinault Printemps Redoute (PPR), qui contrôle Gucci et Yves Saint-Laurent, n'a réalisé dans ce secteur qu'un C.A de 2,6 milliards d'euros.
Les deux groupes se livrent par ailleurs une guerre sans merci pour la prise de contrôle des domaines des bijoux, des montres et de la haute couture alors que LVMH a contesté les conditions de la reprise de Gucci par PPR. Par contre, PPR a pris un net avantage dans le secteur de la distribution qu'il domine au plan européen avec un chiffre d'affaires de 24,8 milliards d'euros, loin devant LVMH. Dans le domaine de l'Internet, le groupe de Bernard Arnault a subi le contrecoup du krach des valeurs de la nouvelle technologie et de la faillite de boo.com, un site sur la mode qui se voulait ambitieux, tandis que le groupe PPR a suivi une politique de prudence tout en faisant malgré tout de Fnac.com le premier site marchand de France et du site de la Redoute un outil efficace de vente sur le Web.
Sur le marché de l'art, Phillips a enregistré un C.A de 124 millions de dollars pour les ventes de peintures impressionnistes et modernes en mai, passant ainsi pour la première fois devant Christie's, maison achetée en 1996 par Pinault, qui n'a totalisé qu'un peu plus de 101 millions de dollars.
Christie's reste cependant hors de portée de Phillips au niveau des résultats annuels puisque son C.A en 2000 a été de 2,3 milliards de dollars. Le groupe Arnault peut cependant espérer combler le retard de Phillips en attirant de nouveaux gros clients grâce à sa puissance financière et à l'octroi de garanties en faveur de ces derniers. Celui-ci a déjà racheté l'étude Tajan, le magazine «Connaissance des Arts» et pris une grosse participation dans l'exploitation de site de cotation artprice.com pour rivaliser efficacement avec le groupe PPR.
C'est donc une véritable guerre qui oppose les deux groupes en vue de s'octroyer des œuvres importantes dans des ventes de prestige et ce, en prenant le risque de garantir des prix planchers aux vendeurs en échange d'un paiement de la différence si ceux-ci ne sont pas atteints ou d'un partage des bénéfices au-delà des sommes fixées au préalable.
Phillips en aurait ainsi été de sa poche pour les ventes de la Montagne Ste Victoire de Cézanne, qui avait été estimée 45 millions de dollars (6,5 millions de dollars de plus que le prix atteint en réalité) et d'une œuvre exceptionnelle du peintre suprématiste russe Kasimir Malevitch, adjugée près de 44 millions de dollars alors qu'elle avait été estimée à environ 80 millions de dollars. C'est dire à quel point le groupe de Bernard Arnault a dû consentir des sacrifices pour tailler des croupières à Christie's surtout que pour ses ventes du mois de mai Phillips espérait un C.A d'au moins 175 millions de dollars.
Cette lutte n'est pas sans laisser des plumes des deux côtés alors que Bernard Arnault n'a, dit-on, pas abandonné son idée de racheter Sotheby's une fois que les ennuis judiciaires de la maison américaine seront terminés. L'ennui est que Sotheby's ne semble pas sortie d'affaire suite à un procès pour entente illicite avec Christie's concernant des commissions de vente.
Malgré la conclusion d'un accord amiable avec les parties civiles qui s'est concrétisée par le versement de près de 540 millions de dollars d'amende par ces deux maisons, Sotheby's reste maintenant sous le coup de poursuites pénales contre son président Alfred Taubman alors qu'elle a enregistré des pertes importantes et dû licencier 8% de son personnel.
En marge de ses ennuis judiciaires, la raréfaction des œuvres importantes sur le marché a placé Sotheby's dans une position difficile en 2001 surtout que ses ventes ont baissé de plus de 15% l'année dernière. Christie's paraît mieux lotie pour l'instant mais l'intrusion de Phillips sur le marché a rogné une partie du gâteau qu'elle se partageait jusqu'alors avec Sotheby's. Toutefois, la donne pourrait changer au cas où cette dernière subirait une déconfiture causée par les ennuis d'Alfred Taubman.
Sotheby's avait déjà essuyé un fâcheux revers en perdant 80 millions de dollars dans un projet ruineux d'association sur Internet avec le site amazon.com puis enregistré un sévère camouflet lorsque sa directrice Diana Brooks a retourné sa veste pour éviter la prison en acceptant d'être témoin à charge dans le procès intenté au pénal contre son patron, accusé maintenant d'être l'instigateur de l'entente illicite avec Christie's réalisée sur le dos de leurs clients.
La perte de puissance de Sotheby's est susceptible de profiter un temps à Christie's et à Phillips mais le rachat éventuel de cette maison par Bernard Arnault assurerait à celui-ci le leadership sur le marché de l'art. Voilà donc la partie d'échecs dans laquelle sont engagés François Pinault et son rival, dont les ambitions sont mondiales et guère de nature à profiter au marché parisien, hormis le fait de batailler pour la conquête de pièces prestigieuses détenues dans l'Hexagone. Cela veut dire que l'un et l'autre vont probablement poursuivre leur duel via de nouvelles acquisitions pour consolider leurs positions.
Phillips a coûté à Bernard Arnault près de dix fois moins que le prix payé par François Pinault pour Christie's, pénalisée déjà par l'amende pour entente illicite avec Sotheby's payée à la justice américaine.
Cela donne à LVMH une marge de manœuvre plus souple dans sa lutte avec le groupe PPR surtout que le fonctionnement de Phillips demande moins de contraintes que celui concernant Christie's alors que l'association avec le groupe de Pury & Luxembourg lui assure l'accès à un beau réservoir d'œuvres importantes.
Pour répondre au défi imposé par Arnault, le groupe PPR, via sa holding Artémis, se doit se revoir les méthodes de fonctionnement et de travail de Christie's qui vient cependant de frapper un grand coup au niveau des ventes d'art contemporain avec des prix records enregistrés durant le mois de mai.
Toutefois, dans ce secteur de l'art contemporain, on a affaire à un système plutôt pyramidal impliquant un nombre limité d'acheteurs se livrant en fait à des duels croisés.
Cela comporte certains risques car les prix de certaines œuvres montent vertigineusement, comme dans le cas des éditions limitées des montres Swatch au début des années 1990 qui atteignirent des sommes folles et dont on n'entend plus parler.
La même mésaventure pourrait survenir pour les œuvres de ces artistes qui crèvent le plafond des prix dans des ventes aux enchères comme Bruce Nauman, Jeff Koons, Cindy Sherman ou Maurizio Cattelan, évoqués par ailleurs dans les derniers comptes rendus d'artcult.com.