Sa propension à passer d'un style à l'autre était devenue une constante à partir du début des années 1920 lorsqu'il peignit des œuvres résolument cubistes comme « Les Trois Musiciens » en 1921 puis des toiles réalistes d'arlequins en 1923 pour revenir au Cubisme avec de grandes natures mortes. Ces allers et retours furent autant de questionnements chez cet artiste constamment pris par une rage créatrice qui le consuma jusqu'à la fin de ses jours.
S'étant même essayé brièvement au Surréalisme mais n'ayant pas le tempérament d'un rêveur et encore moins celui d'un adepte aux ordres d'André Breton, il préféra surtout se fier à son inspiration du moment avant d'être confronté à la guerre civile en Espagne qui l'amener à créer en 1937 « Guernica », une immense toile montrant les souffrances de son peuple avec une force révélatrice de sa compassion et de son déchirement intérieur. A partir de ce moment, il produisit des œuvres cubistes expressionnistes remarquables comme « La Femme qui pleure », « Les Femmes assises » ou la « Petite fille à la sucette » et des toiles montrant Dora Maar, sa nouvelle muse.
La guerre en Espagne ne le marqua toutefois pas d'emblée et ce ne fut que lorsqu'il grava au début de 1937 « Songe et mensonge de Franco » qu'il fut amené à évoquer les malheurs de son pays natal. Il fallut le bombardement de Guernica pour provoquer son indignation et à produire des œuvres traduisant l'horreur ou la monstruosité des hommes, ce qui ne l'empêcha pas de peindre en même temps des œuvres plus sereines.
Paradoxalement, la Seconde Guerre Mondiale ne l'amena cependant à aucune dénonciation marquante au plan artistique, comme si cette fois le conflit ne l'avait pas concerné. Il se contenta alors de faire comme les Français durant l'occupation allemande, à savoir survivre sans même essayer de venir au secours de son ami Max Jacob, interné comme juif à Drancy.
Il ne réitéra donc pas son courage, manifesté toutefois de loin lors de la guerre en Espagne, et préféra travailler en solitaire en étant plutôt transparent, manifestant au passage un désintérêt surprenant pour ses semblables ou plutôt son désir de rester sur un piédestal comme pour se protéger du monde extérieur.
Ses œuvres produites entre 1939 et 1945 reflètent néanmoins une certaine terreur comme dans les deux versions d'un chat mi-hyène, mi-loup de 1939. Après les obsèques de Vollard le 1er septembre 1939, il alla en vacances à Royan avec Marie-Thérèse et Maya puis il réalisa des assemblages et des œuvres reflétant son questionnement d'alors. Confronté aux difficiles conditions de la guerre, il peignit dans son atelier de la rue des Grands-Augustins des natures mortes de facture misérabiliste ou essentiellement picturale ainsi que « Le Charnier » en 1945, une évocation douloureuse de la guerre mais aussi un hommage aux victimes des nazis ou encore « La Bacchanale d'après Poussin » peintre entre le 24 et le 29 août 1944 pour exprimer sa joie de voir Paris libéré.
Son adhésion au Parti Communiste en 1944 fit grand bruit mais ce geste parut être celui d'un homme confronté brutalement aux événements politiques qui ne se manifesta pas vraiment comme un communiste convaincu impliqué dans les activités du PCF. En fait, il tenta vraisemblablement par ce geste de se dédouaner de sa passivité plutôt lâche manifestée durant les années d'occupation sans se douter que son engagement allait provoquer de sérieux remous outre-Atlantique où les autorités américaines s'étaient engagées dans une lutte sans merci contre le Communisme en allant même jusqu'à inciter leurs musées à boycotter les artistes européens suspectés d'être des sympathisants du régime de Moscou.
S'étant séparé de Dora Maar au bout d'une liaison qui avait duré un peu plus de sept ans, il se mit en ménage avec Françoise Gilot en 1946 et produisit des œuvres avec des couleurs violentes ou calibrées avec précaution avant de se montrer plus intimiste à partir de 1950 avec des portraits de sa femme et ses jeunes enfants ou des toiles montrant ceux-ci à la plage.
Par ailleurs, son adhésion au Communisme ne l'accapara pas trop même s'il tenta d'assumer son choix d'autant plus qu'il avait estimé depuis longtemps que sa liberté comptait par-dessus tout. Néanmoins, son engagement politique freina quelque peu son appétit de renouvellement jusqu'au moment ou un portrait de Staline peu obligeant mit un terme à cette expérience sans trop l'émouvoir. Entre-temps, il avait produit de grandes fresques sur la guerre et la paix ou une immense décoration murale pour le Palais de l'Unesco et peint des natures mortes et des portraits sans oublier de diversifier sa production en allant jusqu'à pasticher des grands maîtres, comme Delacroix, Vélasquez ou Manet.
Les disparitions d'Eluard, son ami le plus proche, de Derain, de Laurens, de Léger et de Matisse mais aussi le départ de Françoise en décembre 1953 furent des événements contrariants que Picasso surmonta en allant se réfugier l'année suivante sur la Côte d'Azur en compagnie de Jacqueline Roque laquelle lui inspira une série de magnifiques portraits d'après Delacroix, un artiste qui le fascina par le biais des « Femmes d'Alger ». Dans le somptueux portrait de Jacqueline en costume turc, il retourna pleinement à la couleur et revint à la tradition analytique du Cubisme.
Picasso contracta un mariage avec Jacqueline Roque en 1961, sept ans après la mort d'Olga Koklova, épousée en 1918 et dont il s'était séparé en 1934, puis continua à travailler sans relâche à Mougins tout en restant très alerte malgré son grand âge.
Il reprit alors d'anciens thèmes et se confronta aux maîtres anciens sans chercher à les copier mais plutôt à les défier pour se chercher lui-même en déployant comme toujours une prodigieuse activité et en manifestant une incroyable liberté.
Durant les dernières années de sa vie, il s'attacha à produire des œuvres dans un style synthétique en mêlant les formulations expérimentées bien des années auparavant tout en ayant trouvé une certaine sérénité en faisant simplement du « Picasso » à travers des œuvres pleines de vie souvent teintées d'un érotisme audacieux.
Au cours d'une carrière extraordinairement longue, Picasso produisit ainsi plus de 110 000 œuvres dont plusieurs dizaines qui marquèrent sans conteste l'histoire de l'art que soit dans les domaines de la peinture, de la sculpture et de la gravure.
N'empêche, l'artiste fut longtemps dénigré voire raillé par la critique avant de parvenir à faire taire ses détracteurs à force d'être constamment présent sur le devant de la scène. Sa formidable production a donné lieu à une impressionnante floraison d'ouvrages le concernant, les uns pour dresser une liste complète de ses œuvres, les autres pour les analyser mais leur foisonnement a fini par brouiller les pistes. Expliquer Picasso s'est donc avéré une tâche des plus complexes d'autant plus que l'homme lui-même a paru insaisissable.
Son moteur au départ fut d'explorer à fond les frontières du monde de l'art avant de trouver de nouveaux tremplins avec le don inné de puiser de nouvelles forces chez ceux qu'il fréquenta, ses amis et surtout les femmes qu'il vampirisa à sa façon, l'amour lui donnant à chaque fois l'élan nécessaire pour rebondir et aller plus loin. De nature égoïste, il se servit de ses différentes liaisons pour se sublimer sans trop se soucier des blessures qu'il pouvait infliger à ses compagnes lesquelles le considérèrent, inconsciemment ou non, comme une sorte de dieu.
Génie précoce et d'une longévité exceptionnelle, Picasso ne fut pas de nature à vendre ses œuvres. En fait, il eut tendance à pratiquement tout garder comme pour s'entourer de ses toiles afin de les analyser lui-même et en créer d'autres différentes. En outre, il dédaigna souvent les expositions et prêta rarement les œuvres de sa collection personnelle au cours de sa vie.
Incontestablement, il fut le premier peintre de son temps jusqu'à devenir un géant dont l'ombre fut tellement immense qu'elle paralysa en France l'évolution de l'art contemporain et ce, même après sa mort laquelle laissa une sorte de grand vide difficile à combler. Il reste toutefois à savoir si son influence fut plus grande que celle de Mondrian, Malévitch, Kandinsky et Matisse ou s'il s'imposa comme le plus grand artiste du XXe siècle seulement à travers son œuvre gigantesque.
Quoi qu'il en soit, Picasso aura réussi à rompre bien des barrières et à donner à l'art un élan salutaire en lui apportant un nouveau souffle et un langage universel qui ont déjà fait de lui le peintre le plus mythique, le plus inventif, le plus prolifique et le plus cher de la planète.
Adrian Darmon
Nombreux ont été les artistes qui ont dominé la scène de l'art depuis l'Antiquité jusqu'à nos jours mais un seul s'est certainement révélé être le plus grand de tous, à travers son talent, sa force créatrice, son génie, la quantité d'œuvres produites et sa longévité. Je veux parler de Pablo Picasso, de son vrai nom Pablo, Diego, José, Francisco de Paula, Juan, Nepomuceno, Crispin, Crispiniano de la Santissima Trinidad Ruiz Blasco dit Picasso, né à Malaga le 25 octobre 1881 et mort le 8 avril 1973 à Mougins.
A ses débuts, il signa ses œuvres P. Ruiz avant d'utiliser celui de Picasso, le nom qui lui resta. Personne n'aurait cependant imaginé au milieu des années 1890 que le jeune adolescent pétri de talent deviendrait l'artiste le plus doué et le plus prolifique de son temps après avoir abordé tous les genres et les avoir adaptés ou réinventés à sa manière.
Sa carrière dura près de 80 ans durant lesquels il surpassa tous les artistes de son temps à l'exception peut-être de Matisse, Malévitch, Mondrian ou Kandinsky dans certains registres.
Picasso a été le peintre sur lequel on a le plus écrit et certainement celui qu'on a le plus analysé et pourtant, personne n'a réussi à saisir sa stature complexe car l'homme a toujours su ou voulu marquer ses distances avec ses prochains en parvenant à dissimuler sa véritable personnalité pour brouiller les pistes à loisir.
Qui était-il vraiment ? Personne ne le saura exactement tant son caractère fut insaisissable et son humeur changeante. En fait, il fut avant tout un jouisseur égoïste, un être assez solitaire doté d'un étrange pouvoir de séduction, une sorte de Dr Jekyll et Mr Hyde capable de changer du tout au tout au point de se prendre parfois pour un démiurge.
Il fut tour à tour insouciant, désabusé, ombrageux, blagueur, enfantin, ambitieux, sérieux, distant, chaleureux, sans cœur, amical, prétentieux, modeste, orgueilleux, hypocrite, humain, monstrueux, paternel, courageux, lâche, enthousiaste, forcené, tendre ou cruel, ange ou vampire parfois férocement insensible mais jamais absent au niveau artistique.
En fait, Picasso eut plusieurs vies en se trouvant de nouveaux départs pour aborder toutes les situations artistiques possibles avec un regard acéré, celui d'un aigle volant haut dans le ciel à la recherche de proies, les siennes étant d'abord la peinture et ses formulations puis les rencontres qui lui permirent de gravir les échelons de l'aisance matérielle pour lui permettre de mieux créer et surtout les femmes qui lui permirent de se ressourcer avant de les délaisser lorsque sa passion s'éteignait et que son inspiration marquait le pas.
Sa plus grande force fut de laisser une trace indélébile dans les esprits au point que les gens finirent par associer à son nom à tout ce qui paraissait insolite, étonnant, invraisemblable ou monstrueux en art.
Picasso s'amusa aussi à faire planer le mystère autour de sa personne en ne cherchant jamais à expliquer son œuvre tout en se plaçant avant tout comme un créateur et non comme un théoricien. « Je ne cherche pas, je trouve », se plaisait-il à dire alors que peu lui importait d'être présenté comme l'inventeur ou non du Cubisme.
En fait, il se contenta d'aborder naturellement le Cubisme sans avoir à formuler de théorie, un peu par instinct, par hasard ou par opportunisme ou en prenant le train en marche rapidement à la suite de Braque en traduisant simplement une vision cubique des choses après avoir suivi la voie d'une évolution constante depuis l'âge de douze ans.
Son père, professeur de dessin, eut l'intelligence de ne pas mettre de frein à sa précocité en se rendant compte qu'il était doté dès l'enfance de dons énormes, ce qui fit qu'il fut admis à l'Ecole des Beaux-Arts de Barcelone dès l'âge de 14 ans. A l'époque, il peignait des toiles académiques comme d'autres peintres âgés de 50 ans alors que devenu quinquagénaire, il produisait des œuvres pareilles à celles d'enfants âgés de cinq ans. Néanmoins, ayant acquis très tôt une incroyable maîtrise technique, il eut ensuite toute latitude pour formuler ses ressources infinies au fil d'une carrière féconde au cours de laquelle il manifesta un appétit d'ogre au plan de la création.
A 14 ans, il eut donc le regard d'un adulte en exécutant des toiles avec une maîtrise incroyable comme «L'Homme à la Casquette » ou « La Fillette aux pieds nus » qui montrent déjà l'acuité de ses interrogations à cette époque de son existence.
Après avoir fréquenté à 16 ans l'Ecole des Beaux-Arts de Madrid, où il se fit déjà remarquer pour son incroyable talent, Picasso fréquenta en 1899 le milieu d'Els Quatre Gats, un cabaret barcelonais devenu vite le centre de la renaissance culturelle catalane où il s'imprégna de tout ce qu'il y avait de neuf dans les arts plastiques. Mais à l'époque, Barcelone était loin d'égaler Paris pour tout ce qui touchait à l'art et à 18 ans, Pablo Ruiz sentit d'emblée qu'il n'évoluerait pas en Catalogne.
Admiratif des œuvres de Toulouse-Lautrec, Steinlen et Forain, le jeune Picasso vint donc pour la première fois en 1900 à Paris où il se limita à fréquenter la colonie espagnole mais très vite, Berthe Weil lui acheta une toile et dès 1901, Ambroise Vollard exposa ses œuvres, notamment des scènes de champs de course et de cabaret.
Picasso retourna en Espagne à la fin de l'année 1901 puis revint un an plus tard à Paris avant de repartir encore une fois pour son pays natal en 1903. Ces années de tâtonnements et de doutes placées sous le signe de la pauvreté furent ce qu'on appelle désormais la période bleue de sa carrière, un bleu plutôt glauque et froid chargé de contenu psychologique et exprimant la misère morale et physique de l'homme qui domina ses représentations de mendiants, de miséreux et d'enfants rachitiques. Ses premières trouvailles expérimentales furent d'ailleurs liées au suicide de son ami Carlos Casagemas, un événement tragique qui l'amena à rompre avec le style enlevé et coloré qui avait séduit lors de l'exposition de ses œuvres chez Vollard en juin et juillet 1901, le peintre se détournant alors du spectacle qu'offrait la vie urbaine de la Belle Epoque au profit de l'analyse de son monde intérieur, comme le signala Philippe Thiébaut dans son texte de présentation des œuvres créées entre 1894 et 1906 qui furent léguées à l'Etat français après sa mort.
En 1902, il peignit à Barcelone « L'Entrevue » inspirée par des prostituées entrevues à Paris puis en 1903 « L'Etreinte », une œuvre tragique montrant une femme enceinte nue affalée contre l'épaule d'un homme accablé, une représentation à mille lieues d'œuvres érotiques produites en 1900. La tristesse du moment l'amena également à prendre des drogues et à produire « La Vie » et « La Repasseuse » décrivant une femme écrasée par un travail inhumain.
Ayant finalement décidé de se fixer à Paris, Picasso s'installa en 1904 dans un des ateliers de la maison de bois du 13 de l'ancienne rue Ravignan appelée « Le Bateau-Lavoir » où il rencontra Max Jacob, Van Dongen, Apollinaire, André Salmon, Matisse puis Derain et Braque vers 1907. Ces années là constituèrent sa période rose, une couleur synonyme d'avenir plus joyeux avec la représentation de saltimbanques en costumes d'arlequins et de jeunes filles mieux nourries et pour cause, il s'était entiché de Fernande Ollivier, une jeune femme qui lui servit de modèle, et avait attiré à lui de nouveaux amateurs comme Gertrude Stein tout en manifestant l'envie d'aiguiser encore plus sa curiosité pour élargir son champ d'action en peinture.
Sa période rose correspondit à un profond changement d'humeur chez Picasso dont le travail s'accompagna d'une évolution plastique et psychologique avec une prédilection pour les artistes et les gens du voyage. Ces années là, Vollard lui acheta de nombreuses toiles, ce qui lui permit de vivre mieux. Il alla ainsi à Gosol, en Andorre, où il peignit de nombreux nus dans des tons ocres-rouges. A son retour, il poursuivit sa recherche d'expression des volumes sur le corps humain ou son propre visage ou celui de Fernande tant et si bien qu'une année plus tard, après sa découverte des sculptures ibériques archaïques, il en était déjà à expérimenter les formes pures avant d'opérer un grand tournant dans sa carrière.
Il convient également de dire que ses échanges avec ses nouveaux amis furent des plus fructueux et se transformèrent en réflexions personnelles sans qu'il eût à formuler de nouvelles théories. Matisse et Derain ou Vlaminck étaient des passionnés d'art nègre et Picasso tira immédiatement profit des conversations avec ces derniers pour puiser de nouvelles idées et africaniser les formes sur la toile en virant naturellement à ce nouvel art que fut le Cubisme et dont Cézanne avait été le précurseur. Dans ce registre, il ne fut pas vraiment un inventeur mais se montra génial en adaptant à sa manière un style déjà abordé par d'autres. En réalité, il ne faisait qu'emprunter une voie ouverte par Turner au début du XIXe siècle qui passa par Delacroix, Courbet, les Impressionnistes, les Divisionnistes ou les Fauves pour participer à son tour à la révolution artistique qui était en marche depuis un siècle.
Son génie fut d'amalgamer dans son esprit la plupart des évolutions déjà recensées et de se mettre en situation pour concentrer toute son énergie afin d'aller plus loin. Ce fut ainsi qu'il se lança en 1906 dans la réalisation d'une sculpture représentant une tête de femme et de sa peinture « Les Demoiselles d'Avignon », ses premières œuvres cubistes inspirées de sa nouvelle approche avec l'art ibérique archaïque avant sa découverte de l'art nègre. Il ne fit donc qu'adapter à la sauce occidentale un art bien plus que millénaire à un moment ou l'académisme commençait était devenu lassant aux yeux de nombreux artistes.
Le tableau « Les Demoiselles d'Avignon » s'appelait au départ « Le Bordel d'Avignon » et selon les premières études produites par Picasso, il devait inclure deux marins en bordée faisant irruption dans un café de la rue de Barcelone nommée Carrer d'Avinyo, puis il imagina un étudiant tenant un crâne et un marin au milieu des femmes en train de manger ou encore un étudiant tenant un livre alors que le marin fut supprimé au dernier moment, les filles ne s'occupant plus alors du client mais se contentant de regarder le spectateur.
Lorsqu'il montra son tableau à ses amis, ceux-ci furent plutôt déçus ou dubitatifs mais avec le recul, on s'est rendu compte que les créations de Picasso pendant les six premiers mois de 1907 sont apparues comme le point de départ de l'art moderne du XXe siècle. Toutefois, l'œuvre des « Demoiselles d'Avignon », qui ne fut exposée qu'en 1916 avant d'être acquise en 1922 par Jacques Doucet, entra simplement dans le droit fil de son évolution et ne constitua nullement une coupure.
Au Salon d'Automne de 1905, Picasso avait découvert « Le Bain Turc » de Ingres, ce qui l'amena à peindre « Le Harem » l'année suivante en fusionnant à sa manière la déformation expressive de la ligne ingresque et les disproportions brutales des sculptures ibériques.
En 1907, il éprouva un nouveau choc en découvrant au Salon des Indépendants le « Nu Bleu » de Matisse et les « Baigneuses » de Derain qui reprenaient le constructivisme de Cézanne. A partir de là, il s'intéressa vraiment à l'art nègre à la suite d'une visite dans la section ethnographique du Trocadéro en créant alors son « Nu à la Draperie » (aujourd'hui au Musée de l'Ermitage à Saint-Pétersbourg) où les courbes dominent, opposées aux fines hachures des droites.
En découvrant les toiles de Cézanne lors de la rétrospective sur ce peintre organisée au Salon d'Automne de 1907, Picasso créa alors d'imposantes baigneuses sur des fonds de paysage en appuyant son propos sur l'importance du rythme des cernes et des contrastes chromatiques dans la démarche d'une nouvelle stylisation cubiste. En fait, ses découvertes de l'art nègre ou de Cézanne furent tout simplement des événements servant à conforter son idée qu'il allait dans le bon sens comme lorsqu'il produisit son « Nu Debout » (The Museum of Fine Arts de Boston) qui l'amena à une géométrisation poussée et abstraite.
La première rencontre entre Picasso et Braque eut lieu en 1907 mais les deux artistes ne collaborèrent ensemble qu'à partir de 1909 et ce, jusqu'en 1914. Ceux-ci se livrèrent à d'intenses recherches après que Picasso se fût livré à des expériences sur l'abstraction durant l'année 1908 qui l'amenèrent à produire de nombreuses natures mortes. En 1909, Picasso alla avec Fernande en Espagne en continuant à ébaucher des paysages abstraits et à s'exercer à mettre des stries dans ses dessins. De retour à Paris durant l'automne, il produisit une tête de femme en trois dimensions qui fut sa première sculpture résolument cubiste et se mit à simplifier sa palette en faisant dominer les beiges et les gris dans de nombreuses toiles.
Le triomphe du Cubisme à partir de 1910 dut cependant beaucoup à Picasso lequel fut toutefois souvent infidèle à cette forme d'art qu'il déclina à l'envi alors que d'autres, comme Gleizes, Metzinger ou Gris restèrent des puristes en la matière.
Comme l'a souligné Jacques Busse, le Cubisme fut durable comme état d'esprit mais dans son acceptation stricte, il fut éphémère à l'instar d'autres courants comme le Fauvisme ou le Futurisme, l'historien allant même jusqu'à évoquer un pré-Cubisme pour les artistes qui travaillèrent de 1906 à 1910 avant l'apparition d'un Cubisme formel auquel se substitua l'Abstraction durant les années 1920.
D'autre part, le Cubisme se divisa en plusieurs formulations distinctes en devenant tour à tour analytique, futuriste, orphique, puriste ou plastique, ce qui fit qu'il fut toujours difficile de le définir clairement.
Picasso ne s'embarrassa pas de ces formulations en travaillant surtout à l'instinct et au gré de son inspiration alors que le Cubisme le plus marquant, celui dit analytique, perdura de 1910 au début de la Première Guerre Mondiale. Ce fut durant cette période que les artistes cubistes s'attachèrent à respecter une esthétique plus ou moins codifiée avec la plupart du temps des représentations de natures mortes.
En 1910, le Cubisme analytique s'imposa à travers une étude sous tous les angles des objets et des êtres appréhendés de la façon la plus complète possible par l'artiste. Cette année-là, Picasso exécuta notamment les portraits de Uhde, Vollard et Kahnweiler.
L'été de 1911 le vit à Céret où il dessina un homme à la clarinette. A son retour à Paris, il reprit le thème des musiciens dans deux importantes compositions, « L'Homme à la guitare » et « L'Homme à la Mandoline » tout en développant intensément ses recherches. A partir de 1911, il introduisit aussi avec Braque des lettres et des chiffres dans ses dessins ou ses toiles comme dans « Journal, porte-allumettes, pipe et verre » ou en 1912 dans la nature morte à la chaise cannée.
Comme Braque à la même époque, il utilisa pour « Grenade, verre et pipe » de 1911 le format ovale, ce qui lui permit d'éviter les angles, la nature morte à la chaise cannée entourée de corde se révélant être une œuvre majeure dans l'histoire de l'art du XXe siècle.
Picasso n'hésita pas alors à introduire un élément réel en collant sur la toile un morceau de toile cirée avec son motif de cannage puis le papier collé domina le Cubisme dans sa période dite synthétique, Picasso ayant eu dans l'idée qu'un élément étranger sur la toile faisait que la couleur pouvait être un élément indépendant de la composition, détachable de la forme et que l'espace avait ainsi la possibilité d'être recréé.
Braque fut le premier à coller sur une feuille un élément de papier de décoration murale en dessinant autour des volumes et des détails pour réaliser le premier papier collé dans « Composition et Verre », un procédé que reprit Picasso à l'automne de 1912 et qui influença de nombreux artistes à l'étranger, notamment en Russie.
Vivant alors avec une jeune femme prénommée Eva, Picasso exprima son amour pour cette dernière en collant sur une toile, sous la représentation d'une guitare, un cœur en pain d'épices portant l'inscription « J'aime Eva ». A Céret en 1913, il créa d'autres papiers collés et alla jusqu'à les simuler dans des toiles.
Plongé sans cesse dans ses recherches, l'artiste produisit alors « Guitare et bouteille de Bass », une étude structurale d'une guitare en bois où s'ajoutaient des éléments de bois, papiers collés et de métal puis « Mandoline et clarinette », entièrement en bois souligné de traits de crayon, figuration en volume de deux instruments entremêlés. Ce fut alors qu'avec son imagination constamment en éveil, il transforma en œuvres d'art tout ce qui lui tombait sous la main, en se montrant au passage comme un des précurseurs de l'art Dada auquel il ne prit pas la peine d'adhérer.
Lorsque la guerre éclata, la communauté des peintres cubistes se délita progressivement pour laisser ensuite la place aux individualités au moment de la mort prématurée du poète Apollinaire, chantre du mouvement.
Une première alerte avait eu lieu en 1912 lorsque les peintres du mouvement délaissèrent Montmartre pour s'installer à Montparnasse. Lorsque la guerre éclata, Picasso se trouva à Avignon quelque peu esseulé. Là, il commença sa période dite synthétique, en trouvant une formulation plus complète et surtout plus libre sans toutefois chercher à être toujours cohérent.
Peu enclin à faire partie d'un groupe et peu soucieux de respecter toute forme de théorie, Picasso donna alors libre cours à son imagination en ne se privant pas de dévier du Cubisme pour définir une forme d'expressionnisme personnel.
Dès 1915, il peignit des tableaux naturalistes puis, après avoir produit « L'Homme à la cheminée », encore peint avec des formes géométriques et des touches pointillistes, il vira carrément de bord en 1917 en allant à Rome à l'instigation de Cocteau créer des décors réalistes pour les Ballets Russes de Diaghilev dont la musique fut écrite par Erik Satie, qui était alors sur le point de rejoindre le mouvement Dada. Présenté à Paris, le Ballet « Parade » dont le programme écrit par Apollinaire prônait un retour au réalisme, provoqua un scandale que l'artiste ignora.
Durant son voyage en Italie, Picasso découvrit les sculptures et les fresques de la Renaissance à Florence et Naples lesquelles lui servirent ensuite de référence. Ce fut à Rome qu'il rencontra l'une des danseuses du ballet, Olga Khoklova, fille d'un colonel russe, qu'il épousa l'année suivante. En 1921, elle lui donna un fils prénommé Paul ce qui l'amena à exprimer son bonheur en peignant des œuvres pleines de charme et de sérénité.
Après la réalisation de ce décor de ballet, Picasso se lança dans sa période dite « Antique » ou "Classique" en peignant de grands nus d'après des statues romaines et passa quelques années à se chercher tout en travaillant cependant avec acharnement, notamment en créant à profusion des gravures. Après « Les Saltimbanques » de sa période rose, il avait illustré « Saint Matorel » de Max Jacob en 1911, durant sa période analytique, puis en 1932, « Le Chef d'œuvre inconnu » de Balzac durant sa période dite classique.
Avec Olga, Picasso avait abandonné la vie de bohème pour mener une existence bourgeoise dans un appartement cossu en fréquentant au passage le « Tout-Paris » mondain. Il consacra alors une partie de son activité à l'art du ballet tandis que son voyage en Italie l'avait marqué à un tel point que l'art antique prit une place primordiale parmi ses sujets. Cela ne l'empêcha pas de produire des œuvres plus précises au niveau du Cubisme. Durant plsueirs années, il exécuta de nombreux croquis de danseurs et de danseuses mais aussi des portraits de musiciens comme Stravinsky ou Satie ainsi que des sujets de cirque. En 1924, il adopta un style plus souple et délié confinant parfois au baroque en jouant surtout sur le mouvement tout en instillant sur la toile une profonde joie de vivre, comme il l'avait fait dans « La Danse villageoise » ou « Deux Femmes courant sur la plage » ou encore « La Famille au bord de la mer » ou « La Flûte de Pan » et « Paul en Arlequin ».
La période allant de 1925 à 1940 fut une des plus fécondes dans la vie de Picasso. En lui, les Surréalistes se reconnurent d'emblée après avoir été les premiers à découvrir et encenser « Les Demoiselles d'Avignon » et ses œuvres cubistes. Ceux-ci tentèrent d'en faire un des leurs mais alors qu'il participa à l'exposition surréaliste de 1925 et à d'autres manifestations dix ans plus tard, il refusa abruptement tout embrigadement en préférant simplement cultiver son amitié vis-à-vis de Desnos, Breton, Tzara, Eluard, Miro, Man Ray, Ernst ou René Char.
Picasso avait pour seule envie d'explorer le monde de la passion, de l'instinct et de l'érotisme élémentaire sans s'embarrasser de faire appel au rêve. Ce fut alors qu'il s'intéressa au thème du Minotaure, personnage à deux faces incarnant le héros ou la victime auquel il s'identifia. Il avait laissé derrière lui des pistes restées inexplorées et se plut donc à les réemprunter au gré de son inspiration. Il revint donc à d'autres sujets comme dans les « Métamorphoses » de 1927-28 en déplaçant les membres du corps féminin puis en créant sa série de baigneuses en 1929 représentées comme des monuments anthropomorphes. Dans la « Crucifixion » de 1929, certains éléments servirent ainsi de base à « Guernica » puis il peignit des corridas lors d'un voyage en Espagne en 1933 sur le thème de la mort du torero en représentant celui-ci sous les traits d'une femme dénudée dans l'une de ses toiles. Tour à tour vainqueur ou vaincu, le Minotaure fut montré confronté à ses victimes alors que Picasso, en proie à ses démons, quitta Olga pour Marie-Thérèse Walter qui lui donna une fille prénommée Maya. A cette époque, il s'intéressa aussi aux sculptures en fer de son ami Julio Gonzales en réalisant trois œuvres majeures, « La Femme au Jardin », une « Tête » et une « Tête de Femme ».
Rien ne changea vraiment dans son œuvre jusqu'en 1937 bien qu'il traitât le thème des femmes avec une simplification et une géométrisation croissantes comme avec le « Nu au Bouquet » ou « La Femme Lisant » ou encore le grand collage des « Femmes à leur toilette », qui fut à l'origine un carton de tapisserie.
Toutefois, la situation en Europe ne manqua pas de l'angoisser et ses œuvres devinrent alors plus politiques au moment où sa vie sentimentale devint agitée. Il quitta Olga puis trompa Marie-Thérèse avec Dora Maar, une jeune photographe yougoslave rencontrée aux Deux-Magots à l'instigation d'Eluard. L'année 1935 fut donc la pire époque de sa vie, ce qui ne l'empêcha cependant pas de travailler sans relâche. En 1936, il s'installa avec Marie-Thérèse et Maya à Juan-les-Pins où il peignit leurs portraits, la première évoquant le sommeil et le rêve, la seconde incarnant la beauté.
Ses angoisses le reprirent toutefois comme dans « La Femme à la montre » cherchant en vain son visage dans un miroir obscurci.
Sans cesse à la recherche de nouvelles formulations, Picasso se montra comme un éternel insatisfait à la manière d'un alchimiste acharné à transmuer le plomb en or. C'est probablement là qu'il faut chercher la clé pour comprendre cet esprit hors du commun assoiffé de découvertes qui utilisa presque tous les matériaux possibles dans ses œuvres ou ses sculptures comme avec sa tête de taureau composée d'une selle et d'un guidon de bicyclette ou sa chèvre construite avec un panier percé pour représenter les côtes, d'une planche cloutée, une pagaie, des boîtes de conserves et des fils de fer barbelés.
Tout entier tourné vers l'art et toutes ses formes, Picasso n'hésita pas à verser dans l'outrance, le comique ou le monstrueux et s'essaya aussi à la céramique et à la poterie en travaillant à Vallauris à partir de 1945.
Sa propension à passer d'un style à l'autre était devenue une constante à partir du début des années 1920 lorsqu'il peignit des œuvres résolument cubistes comme « Les Trois Musiciens » en 1921 puis des toiles réalistes d'arlequins en 1923 pour revenir au Cubisme avec de grandes natures mortes. Ces allers et retours furent autant de questionnements chez cet artiste constamment pris par une rage créatrice qui le consuma jusqu'à la fin de ses jours.
S'étant même essayé brièvement au Surréalisme mais n'ayant pas le tempérament d'un rêveur et encore moins celui d'un adepte aux ordres d'André Breton, il préféra surtout se fier à son inspiration du moment avant d'être confronté à la guerre civile en Espagne qui l'amener à créer en 1937 « Guernica », une immense toile montrant les souffrances de son peuple avec une force révélatrice de sa compassion et de son déchirement intérieur. A partir de ce moment, il produisit des œuvres cubistes expressionnistes remarquables comme « La Femme qui pleure », « Les Femmes assises » ou la « Petite fille à la sucette » et des toiles montrant Dora Maar, sa nouvelle muse.
La guerre en Espagne ne le marqua toutefois pas d'emblée et ce ne fut que lorsqu'il grava au début de 1937 « Songe et mensonge de Franco » qu'il fut amené à évoquer les malheurs de son pays natal. Il fallut le bombardement de Guernica pour provoquer son indignation et à produire des œuvres traduisant l'horreur ou la monstruosité des hommes, ce qui ne l'empêcha pas de peindre en même temps des œuvres plus sereines.
Paradoxalement, la Seconde Guerre Mondiale ne l'amena cependant à aucune dénonciation marquante au plan artistique, comme si cette fois le conflit ne l'avait pas concerné. Il se contenta alors de faire comme les Français durant l'occupation allemande, à savoir survivre sans même essayer de venir au secours de son ami Max Jacob, interné comme juif à Drancy.
Il ne réitéra donc pas son courage, manifesté toutefois de loin lors de la guerre en Espagne, et préféra travailler en solitaire en étant plutôt transparent, manifestant au passage un désintérêt surprenant pour ses semblables ou plutôt son désir de rester sur un piédestal comme pour se protéger du monde extérieur.
Ses œuvres produites entre 1939 et 1945 reflètent néanmoins une certaine terreur comme dans les deux versions d'un chat mi-hyène, mi-loup de 1939. Après les obsèques de Vollard le 1er septembre 1939, il alla en vacances à Royan avec Marie-Thérèse et Maya puis il réalisa des assemblages et des œuvres reflétant son questionnement d'alors. Confronté aux difficiles conditions de la guerre, il peignit dans son atelier de la rue des Grands-Augustins des natures mortes de facture misérabiliste ou essentiellement picturale ainsi que « Le Charnier » en 1945, une évocation douloureuse de la guerre mais aussi un hommage aux victimes des nazis ou encore « La Bacchanale d'après Poussin » peintre entre le 24 et le 29 août 1944 pour exprimer sa joie de voir Paris libéré.
Son adhésion au Parti Communiste en 1944 fit grand bruit mais ce geste parut être celui d'un homme confronté brutalement aux événements politiques qui ne se manifesta pas vraiment comme un communiste convaincu impliqué dans les activités du PCF. En fait, il tenta vraisemblablement par ce geste de se dédouaner de sa passivité plutôt lâche manifestée durant les années d'occupation sans se douter que son engagement allait provoquer de sérieux remous outre-Atlantique où les autorités américaines s'étaient engagées dans une lutte sans merci contre le Communisme en allant même jusqu'à inciter leurs musées à boycotter les artistes européens suspectés d'être des sympathisants du régime de Moscou.
S'étant séparé de Dora Maar au bout d'une liaison qui avait duré un peu plus de sept ans, il se mit en ménage avec Françoise Gilot en 1946 et produisit des œuvres avec des couleurs violentes ou calibrées avec précaution avant de se montrer plus intimiste à partir de 1950 avec des portraits de sa femme et ses jeunes enfants ou des toiles montrant ceux-ci à la plage.
Par ailleurs, son adhésion au Communisme ne l'accapara pas trop même s'il tenta d'assumer son choix d'autant plus qu'il avait estimé depuis longtemps que sa liberté comptait par-dessus tout. Néanmoins, son engagement politique freina quelque peu son appétit de renouvellement jusqu'au moment ou un portrait de Staline peu obligeant mit un terme à cette expérience sans trop l'émouvoir. Entre-temps, il avait produit de grandes fresques sur la guerre et la paix ou une immense décoration murale pour le Palais de l'Unesco et peint des natures mortes et des portraits sans oublier de diversifier sa production en allant jusqu'à pasticher des grands maîtres, comme Delacroix, Vélasquez ou Manet.
Les disparitions d'Eluard, son ami le plus proche, de Derain, de Laurens, de Léger et de Matisse mais aussi le départ de Françoise en décembre 1953 furent des événements contrariants que Picasso surmonta en allant se réfugier l'année suivante sur la Côte d'Azur en compagnie de Jacqueline Roque laquelle lui inspira une série de magnifiques portraits d'après Delacroix, un artiste qui le fascina par le biais des « Femmes d'Alger ». Dans le somptueux portrait de Jacqueline en costume turc, il retourna pleinement à la couleur et revint à la tradition analytique du Cubisme.
Picasso contracta un mariage avec Jacqueline Roque en 1961, sept ans après la mort d'Olga Koklova, épousée en 1918 et dont il s'était séparé en 1934, puis continua à travailler sans relâche à Mougins tout en restant très alerte malgré son grand âge.
Il reprit alors d'anciens thèmes et se confronta aux maîtres anciens sans chercher à les copier mais plutôt à les défier pour se chercher lui-même en déployant comme toujours une prodigieuse activité et en manifestant une incroyable liberté.
Durant les dernières années de sa vie, il s'attacha à produire des œuvres dans un style synthétique en mêlant les formulations expérimentées bien des années auparavant tout en ayant trouvé une certaine sérénité en faisant simplement du « Picasso » à travers des œuvres pleines de vie souvent teintées d'un érotisme audacieux.
Au cours d'une carrière extraordinairement longue, Picasso produisit ainsi plus de 110 000 œuvres dont plusieurs dizaines qui marquèrent sans conteste l'histoire de l'art que soit dans les domaines de la peinture, de la sculpture et de la gravure.
N'empêche, l'artiste fut longtemps dénigré voire raillé par la critique avant de parvenir à faire taire ses détracteurs à force d'être constamment présent sur le devant de la scène. Sa formidable production a donné lieu à une impressionnante floraison d'ouvrages le concernant, les uns pour dresser une liste complète de ses œuvres, les autres pour les analyser mais leur foisonnement a fini par brouiller les pistes. Expliquer Picasso s'est donc avéré une tâche des plus complexes d'autant plus que l'homme lui-même a paru insaisissable.
Son moteur au départ fut d'explorer à fond les frontières du monde de l'art avant de trouver de nouveaux tremplins avec le don inné de puiser de nouvelles forces chez ceux qu'il fréquenta, ses amis et surtout les femmes qu'il vampirisa à sa façon, l'amour lui donnant à chaque fois l'élan nécessaire pour rebondir et aller plus loin. De nature égoïste, il se servit de ses différentes liaisons pour se sublimer sans trop se soucier des blessures qu'il pouvait infliger à ses compagnes lesquelles le considérèrent, inconsciemment ou non, comme une sorte de dieu.
Génie précoce et d'une longévité exceptionnelle, Picasso ne fut pas de nature à vendre ses œuvres. En fait, il eut tendance à pratiquement tout garder comme pour s'entourer de ses toiles afin de les analyser lui-même et en créer d'autres différentes. En outre, il dédaigna souvent les expositions et prêta rarement les œuvres de sa collection personnelle au cours de sa vie.
Incontestablement, il fut le premier peintre de son temps jusqu'à devenir un géant dont l'ombre fut tellement immense qu'elle paralysa en France l'évolution de l'art contemporain et ce, même après sa mort laquelle laissa une sorte de grand vide difficile à combler. Il reste toutefois à savoir si son influence fut plus grande que celle de Mondrian, Malévitch, Kandinsky et Matisse ou s'il s'imposa comme le plus grand artiste du XXe siècle seulement à travers son œuvre gigantesque.
Quoi qu'il en soit, Picasso aura réussi à rompre bien des barrières et à donner à l'art un élan salutaire en lui apportant un nouveau souffle et un langage universel qui ont déjà fait de lui le peintre le plus mythique, le plus inventif, le plus prolifique et le plus cher de la planète.